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Tableaux spoliés. La France peut mieux faire

1998
1970
1945
Paris Match 21 March 2014
Par Guillaume de Morant

Soixante-dix ans après, les musées commencent à se soucier de restituer les nombreuses oeuvres confisquées pendant l’occupation.

Roland et son cousin germain Arnaud avec « L’érection de la Croix » de Rubens, acheté par leur arrière-grand-père Théodore Tufer. C’est une reproduction, l’original est au Louvre…

La nuit tombe sur Tel-Aviv, il est 20 heures. Gilad Japhet remise son costume de chef d’entreprise. Prenant à peine le temps d’embrasser sa femme et ses trois enfants, cet Israélien de 44 ans, à l’allure de jeune homme, fonce déjà dans son bureau et coiffe sa casquette favorite, celle de chercheur de familles juives spoliées par les nazis. Gilad est connu dans le milieu de la généalogie. Il a fondé en 2003 MyHeritage, devenu un leader mondial de la généalogie sur Internet avec plus de 70 millions d’utilisateurs.

Mais ce soir, le P-DG ne travaille pas sur les racines de M. Tout-le-Monde. Il se rend sur le site du ministère de la Culture français pour consulter la base de données Rose-Valland. Sur ces pages surtout destinées à des étrangers, mais non traduites en anglais, Gilad travaille tous les jours sur la liste des œuvres volées par les nazis à des familles juives. Ce sont les fameux tableaux et objets d’art estampillés MNR (Musées nationaux récupération). Deux mille cinquante-huit de ces peintures, statues et autres pièces de valeur attendent toujours leurs légitimes propriétaires. Avec un peu de savoir-faire et une bonne connexion Internet, Gilad enquête, remue le passé et trouve la trace de ces héritiers que la France dit avoir tant de mal à identifier… Monuments Man, c’est lui !

Dans la banlieue ouest de Paris, Roland Tuffier, 53 ans, ne décolère pas. « Je ne comprends pas. J’ai appris ça par un coup de fil d’une journaliste américaine qui m’a dévoilé les recherches d’un généalogiste israélien. J’étais incrédule. Comment se fait-il que le ministère de la Culture n’ait pas retrouvé ma famille depuis soixante-dix ans ? Nous habitons en France, nous avons pignon sur rue, il n’y a rien de plus facile ! » Roland Tuffier a été identifié par Gilad Japhet, d'après une première enquête menée par Doreen Carvajal, journaliste au New York Times (dont le journal a publié le résultat des recherches le 2 février 2014). Depuis cet appel, les Tuffier revendiquent deux tableaux du Louvre : « L’érection de la Croix », un triptyque de Rubens, peint vers 1609 et exposé dans les collections permanentes du musée, et un dessin d’Albrecht Dürer, « La Vierge et deux saintes femmes », datant de 1521. Tous deux ont été remis au Louvre juste après la guerre. « Ils appartenaient à mon grand-père mort en 1941. Ma grand-mère les a cédés à bas prix à une marchande d’art nazie. C’est un cas de spoliation prévu par la loi, même si ma famille n’est pas juive », assène Roland Tuffier.

Depuis Tel-Aviv, Gilad se fend d’un commentaire sur la politique française de restitution : « Quand j’entends le gouvernement français dire qu’il fait le maximum pour chercher les héritiers, cela m’agace profondément… » Après avoir appartenu au Pr Théodore Tuffier, « L’érection de la Croix » a été vendu le 21 février 1941 par la veuve de son fils, « N. Tuffier », à Maria Dietrich, une marchande d’art allemande œuvrant pour le compte des nazis, puis revendu en mars 1941 au musée de Linz. Les Américains l’ont enregistré au Central Collecting Point de Munich sous le n° 3049. Il a ensuite été attribué au musée du Louvre par l’Office des biens et intérêts privés, en 1950. Muni de ces informations, Gilad Japhet a arpenté le Web pour savoir qui était ce Théodore Tuffier. Il a trouvé un article annonçant son décès aux États-Unis, le 28 octobre 1929, dans le « San Antonio Express », un quotidien du Texas. Théodore n’est pas un anonyme, c’est un chirurgien célèbre qui a opéré Georges Clemenceau en 1919 et le roi Georges de Grèce en 1921. Il y a même une rue du Docteur- Tuffier dans le XIIIe arrondissement de Paris. Puis le généalogiste a trouvé la trace de sa veuve et de ses enfants dans les publications de successions des journaux anglais.

"C’est une spoliation prévue par la loi, même si ma famille n’est pas Juive", dit l’héritier

Le fameux « N. Tuffier », son fils, se prénomme Nemours, un prénom très original qui va permettre de le retrouver. Léonore, la base Internet de la Légion d’honneur, livre mille détails sur cet homme, notamment son acte de décès. Il n’en fallait pas plus à notre enquêteur pour établir toute la filiation et découvrir le numéro de téléphone d’un certain Roland Tuffier, arrière-petit-fils du chirurgien collectionneur.

Suffirait-il de prendre un nom au hasard dans la base de données Rose-Valland pour retrouver les héritiers ? Les choses ne sont pas si simples, car toutes les fiches des 2 058 œuvres d’art ne sont pas aussi bien documentées. On ne connaît pas toujours le dernier propriétaire légitime d’une œuvre volée. Mais, parfois, la recherche est tellement évidente que Gilad Japhet en sourit encore : « Pour un Gustave Courbet, “La falaise d’Étretat après l’orage”, j’ai trouvé le nom d’une héritière possible en seulement quinze minutes ! »

Dimanche 9 mars, Sylvie Tafani pose devant le musée d’Orsay avec une reproduction du chef-d’oeuvre de Courbet « La falaise d’Etretat », dont elle demande la restitution.

Pour ce tableau conservé au musée d’Orsay dans la grande salle des impressionnistes, juste en face du « Déjeuner sur l’herbe », la fiche indiquait qu’il appartenait à un certain Marc Wolfson et à son épouse Erna, tous deux morts à Auschwitz. Le généalogiste a simplement consulté la base de données Yad Vashem, le centre mondial sur l’Holocauste, où figurent les noms des personnes disparues dans les camps d’extermination. Marc Wolfson et son épouse Erna ou Ernestine Davidoff ont leur fiche, elle est particulièrement bien renseignée. Tous les éléments concordent, ce sont bien les deux derniers propriétaires du tableau qui a été confisqué à la Libération à un marchand d’art français, accusé de « transactions avec l’occupant ». « Leur fiche avait été remplie en 1988 par une certaine Sylvie Tafani, la petite-nièce de ces deux collectionneurs », indique Gilad Japhet.

 

"La France ne fait pas tout, même si elle est de bonne volonté" dit une galeriste

Retrouver Sylvie Tafani, 60 ans, professeur de français à la retraite, a été un jeu d’enfant : elle avait laissé ses coordonnées, dans le sud de la France. Entre-temps, elle avait déménagé ; mais, comme elle préside également la Fondation David Tafani, dédiée au cancer des enfants et des adolescents, son numéro de téléphone est accessible sur Internet. « Ernestine Davidoff, explique- t-elle, était la cousine germaine de ma grand-mère. On l’appelait Erna Dem, acronyme de Davidoff, Erna, Marc, le prénom de son mari. C’était une céramiste connue, exposée à la Manufacture de Sèvres. Ma mère me parlait souvent de sa tante et de son sort tragique. Elle l’adorait. Ils ont été arrêtés le 15 juillet 1942 et dans leur appartement du 242 boulevard Raspail à Paris. On a retrouvé un simple mot sur la table de la cuisine : “Nous revenons bientôt.” »

Sylvie Tafani n’avait jamais su que le tableau avait été vendu illégalement sous l’Occupation. Elle réclame désormais cette fameuse toile de Gustave Courbet, mais aussi « Deux guerriers grecs dansant », d’Eugène Delacroix, conservé au Louvre, et un dessin de Jules Dupré en dépôt au musée des Beaux-Arts de Caen. « Ces biens ont été vendus par mon oncle et ma tante car ils voulaient quitter la France. Les Juifs n’ayant pas le droit de vendre des œuvres  d’art, j’ai découvert que c’était un intermédiaire véreux qui s’en était chargé », poursuit l’héritière. Avec d’autres membres de sa famille, Sylvie Tafani a déposé une demande de restitution auprès de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS).

Mardi 11 mars, dans le grand salon du ministère de la Culture, Aurélie Filippetti préside à la restitution officielle de trois tableaux magnifiques : un portrait de femme du XVIIIe siècle sort du Louvre pour revenir aux ayants droit de la famille Oppenheimer ; un paysage montagneux de Joos II De Momper, du XVIIe siècle, arrivé directement du musée des Beaux-Arts de Dijon, est rendu aux ayants droit du baron Cassel van Doorn ; enfin, une “Vierge à l’Enfant” du XIVe siècle, conservée au Louvre, est remise aux héritiers du banquier roumain Richard Soepkez. Les œuvres figurant sur les listes MNR peuvent être réclamées à tout moment, la prescription ne jouant pas à leur égard selon un décret de 1949. La particularité de ces trois œuvres est qu’elles ont été restituées à la demande des familles. Personne n’est allé chercher les ayants droit. « Pour l’instant, nous n’avons pas les moyens juridiques de mener ce genre d’enquête, confie Michel Jeannoutot, le président de la CIVS. Nous allons essayer de faire mieux, un groupe de travail a été monté par Aurélie Filippetti. Nous recherchons la provenance de ces tableaux en déshérence pour en connaître la trajectoire jusqu’au nom du dernier propriétaire connu. Mais nous ne pouvons pas ouvrir directement un dossier. Formellement, cela n’est pas de notre compétence. »

Elizabeth Royer, une galeriste parisienne, dispose d’un fonds documentaire important et a créé en 2013 Harp Europe, en association avec Harp USA (Holocaust Art Restitution Project). Elle observe un effet fashion depuis l’affaire Gurlitt, cet Allemand qui vivait caché avec des milliers de tableaux : « Maintenant, ça bouge beaucoup, les politiques s’emparent de la question, mais il n’y a pas davantage de moyens pour aller rechercher les héritiers. Non, la France ne fait pas tout, même si elle est de bonne volonté. » La campagne « musées propres » ne fait que commencer…



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