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Oeuvres d'art volées par les nazis : « Des hauts fonctionnaires impliqués »

1998
1970
1945
Le Monde 24 April 2014
 

Corinne Bouchoux, sénatrice Europe Ecologie-Les Verts (EELV) du Maine-et-Loire, a été la rapporteure, en 2013, de la mission d'information sur les œuvres d'art volées par les nazis. Elle est aussi l'auteure de Si les tableaux pouvaient parler…  Le traitement politique et médiatique des retours d’œuvres d'art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008) paru en 2013 aux Presses universitaires de Rennes.

Comment en êtes-vous venue à cette question ?

Par hasard. Alors que je travaillais avec Lucie Aubrac, elle a été sollicitée en 1999 pour participer à une conférence consacrée à Rose Valland. Le nom lui était inconnu. Elle a téléphoné à quelques amis, et accepté très vite. Pour l'aider, je suis allée dans les archives. C'est alors que j'ai commencé à comprendre qu'il se passait des choses bizarres. Ce qui fait que j'ai continué, jusqu'en 2011. D'abord comme chercheuse — et on ne répondait pas à mes questions. Puis comme sénatrice — et ceux qui m'avaient évité jadis ont dû venir parler dans le cadre de la mission d'information.

Après la guerre, lorsque les premières restitutions ont été effectuées, il restait 1 5792 œuvres volées dont on ignorait la provenance. Plus de 2 000 ont été récupérées par les musées — ce sont les Musées nationaux récupération (MNR) —, les autres ont été vendues par les Domaines. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces dernières ?

Parce que j'ai découvert qu'elles avaient été marquées par des irrégularités graves. Entre 1950 et 1954, plusieurs contentieux ont été instruits. Il y a eu des enrichissements douteux. Il y a surtout une escroquerie : l'un des fonctionnaires des Domaines, un « M. G. », a détourné des lots à son profit. Dans cette opération ont été impliqués des hauts fonctionnaires, jusqu'à la nièce de René Pleven, président du Conseil en 1950-1951 ; dix-neuf personnes ont été interrogées. « M. G. » a été arrêté, emprisonné et radié de la fonction publique. Mais le Trésor lui a proposé une négociation financière. Pourquoi? Parce qu'il aurait pu mouiller beaucoup de gens. Or, ce même « G.  »était de ceux qui décidaient de ce qui serait vendu ou deviendrait MNR. Rose Valland a tout su de l'affaire, quand les journaux de l’époque ont commenté cette « carambouille ». C'est pourquoi j'insiste sur ce que j'appelle le passé « flou » — une litote — de beaucoup d'objets, bien au-delà des seuls MNR. On pense que 135 000 lots ont été vendus à l'amiable, 3 190 aux enchères. Selon quels critères ? A qui ? La commission Mattéoli a conclu à l’« extrême légèreté » du comportement des Domaines. J'ai pu, par exemple, établir que des œuvres avaient été achetées par des particuliers et revendues peu après à des musées, avec bénéfice évidemment.

Il sera difficile de dissiper ce « flou » aujourd'hui

Difficile, mais pas toujours impossible, les résultats obtenus par le groupe de travail en un an le prouvent. La ministre de laculture, Aurélie Filippetti, a un désir réel d'aller de l'avant, ce qui est encourageant. Mais son administration ne fait pas de zèle… encore une litote. Les musées me trouvent toujours aussi énervante. Au cours de la mission, j'ai entendu des réponses effarantes. Ceci étant, une nouvelle génération de conservateurs arrive. Elle a été informée sur les MNR pendant ses études à l’Institut national du patrimoine, elle n'a plus les réflexes corporatistes des générations précédentes et les progrès techniques rendent les recherches plus rapides et accessibles, pour elle comme pour les héritiers.

Vos collègues sénateurs sont-ils sensibles à la question ?

Ils sont venus très nombreux entendre les conclusions de la mission et je les crois soucieux de sortir de cette affaire par le haut. Mais les ministres auxquels j'ai fait parvenir mon livre n'ont pas daigné réagir, et l'Assemblée nationale n'a jamais consacré un seul débat aux spoliations, alors que c'est une question éminemment politique — et diplomatique. Elle est révélatrice de la mauvaise conscience nationale : c'est un symptôme de la société française et de sa difficulté à considérer son passé.

Propos recueillis par Philippe Dagen


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