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La Chaux-de-Fonds restitue une œuvre spoliée par le régime de Vichy

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1970
1945
Le Temps 12 March 2018
Par Yan Pauchard

Epilogue de plus de dix ans d’une procédure douloureuse et complexe, la Ville a remis officiellement le tableau «La Vallée de la Stour» aux héritiers de John et Anna Jaffé, un couple de Juifs de Nice, dont la collection avait été confisquée en 1942



C’est l’effervescence ce lundi au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Il y a foule. Les caméramans de télévision se bousculent. Au cœur de toutes les attentions, un petit tableau posé sur un chevalet de bois, La Vallée de la Stour. L’huile représente la Stour, rivière du Suffolk anglais, un paysage romantique peint par l’impressionniste John Constable dans les années 1820. Une œuvre évaluée à 1 million de francs. Lors d’une cérémonie officielle, après plus de dix ans d’une procédure aussi complexe que sensible, le musée neuchâtelois a restitué cette toile aux héritiers de John et Anna Jaffé, couple niçois d’origine juive, à qui elle avait été arrachée par le régime de Vichy en 1942.

«Je ne ressens que du bonheur», lâchait à l’issue de la cérémonie Alain Monteagle, arrière-petit-neveu du couple et représentant de leurs 11 héritiers. «Ce Constable était l’un de leurs tableaux préférés, c’est émouvant de savoir qu’il va revenir dans notre famille», poursuit ce Français, professeur d’histoire à la retraite. Du côté des autorités de la Ville, on affiche également sa satisfaction. Membre de l’exécutif chaux-de-fonnier, Théo Bregnard, chargé de la Culture, parle du «sentiment du devoir accompli» et d’avoir «participé, de modeste façon, à panser les plaies de l’Histoire».

Mais si les sourires étaient de mise lundi à La Chaux-de-Fonds, difficile d’oublier que ce dossier a été douloureux et l’épilogue long à se dessiner. L’affaire commence en 2006. Le Musée des beaux-arts est contacté par Alain Monteagle. Il demande que lui soit rendu La Vallée de la Stour sous prétexte que la toile fait partie d’une collection de 60 œuvres spoliées par le Commissariat aux questions juives du régime de Vichy à des membres de sa famille, les Jaffé, un riche couple de collectionneurs d’art habitant Nice et originaire d’Irlande.

Legs en 1986

Le tableau est la propriété du musée depuis vingt ans déjà. Il lui a été légué par Madeleine Junod, veuve d’un riche entrepreneur de vente à crédit des Montagnes neuchâteloises. A sa mort, le 11 janvier 1986, elle a ainsi confié à l’institution une trentaine de tableaux de valeur: Van Gogh, Modigliani ou Delacroix. Et le désormais fameux Constable, que les Junod ont acquis en 1946 à la Galerie Moos de Genève. Dans son testament, Madeleine Junod a posé des conditions: que le lot demeure inaliénable et qu’il soit exposé dans une pièce particulière du musée, la «Salle Junod», qui reste aujourd’hui encore un témoin de la richesse de la cité d’avant la crise horlogère.

La Chaux-de-Fonds se retrouve face à un dilemme. Il y a d’un côté le droit: la Ville, légitime propriétaire de l’œuvre, est la garante des volontés testamentaires de Madeleine Junod. Et il y a la morale, à savoir la question de la restitution d’un tableau aux héritiers d’une famille juive broyée par la Shoah. Le sujet est sensible dans une Suisse post-commission Bergier, dont le rapport final du 22 mars 2002 met en lumière le scandale des fonds juifs en déshérence.

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Dans un premier temps, en 2009, les autorités chaux-de-fonnières optent pour le respect du droit et rejettent la demande de restitution. La loi suisse ne prévoit aucune disposition pour la restitution d’une œuvre d’art spoliée. C’est le silence du côté des héritiers Jaffé. On pense l’affaire close. Mais le 15 janvier 2016, Alain Monteagle revient à la charge et dépose une requête en conciliation devant le Tribunal régional des Montagnes et du Val-de-Ruz. L’homme réclame formellement la restitution du tableau.

Cette fois, la pression est grande. A Zurich, le 2 février 2016, le président du Congrès juif mondial, Ronald Lauder, évoque publiquement le cas du Constable. «Derrière chaque œuvre d’art spoliée, il y a une personne assassinée», insiste-t-il. La Chaux-de-Fonds pourrait se voir entraînée dans un procès à la résonance médiatique internationale, impliquant de lourds engagements financiers.

Dédommagement

Jouant le rôle de médiateur, la Commission française pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) va offrir une porte de sortie honorable, sous la forme d’une reconnaissance officielle de la bonne foi, tant des époux Junod, lors de l’acquisition du tableau, que de La Chaux-de-Fonds, lors du legs de 1986. Une reconnaissance matérialisée par une somme symbolique de 80 000 euros versés à la Ville en guise de dédommagement pour les frais de conservation et de rénovation de l’œuvre. Le jeudi 28 septembre 2017, le Conseil général vote à l’unanimité sa restitution.

https://www.letemps.ch/suisse/chauxdefonds-restitue-une-oeuvre-spoliee-regime-vichy
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