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Tableaux « nazis » : Gurlitt a fait de bonnes affaires en France - Gurlitt did good business in France

1998
1970
1945
Rue 89 26 November 2013
By Philippe Sprang

En 2012, 1 406 œuvres sont retrouvées chez Hildebrand Gurlitt, à Munich. 105 objets d’art passés entre ses mains sont dans les musées français. Enquête.


Echantillon de tableaux retrouvés en février 2012 chez Cornelius Gurlitt


Le 22 septembre 2010, Cornelius Gurlitt, qui va sur ses 77 ans, fait l’objet d’un contrôle dans le train Munich-Zurich. On trouve sur lui 9 000 euros en liquide.

En dépit de leurs recherches, les gabelous bavarois ne trouvent que très peu de choses sur ce drôle de citoyen : pas de numéro de Sécurité sociale, pas de trace au trésor public, aucune inscription à une caisse de retraite…

Un an et demi plus tard, la police effectue une perquisition à son domicile munichois. Ils découvrent 1 406 œuvres d’art. Des peintures, des aquarelles, des lithographies, des dessins. Otto Dix, Chagall, Matisse, Munch, Beckman, Renoir, Courbet, Degas, Picasso, Delacroix, Daumier… Un invraisemblable trésor.


Un Chagall retrouvé chez Gurlitt à Munich (Kerstin Joensson/AP/SIPA)

Inexplicablement, au lieu de rendre l’affaire publique, les autorités judiciaires bavaroises gardent le silence et demandent à l’historienne d’art Meike Hoffmann d’effectuer des recherches pour retrouver l’origine des œuvres.

Jusqu’à ce que le magazine allemand Focus révèle l’affaire.

Cornelius Gurlitt, est le fils d’un marchand allemand, Hildebrand Gurlitt, connu pour avoir prospéré pendant l’Occupation. Depuis la mort soudaine de son père en 1956, il vivait reclus au milieu de ses peintures.

Il réclame aujourd’hui qu’on lui rende ses tableaux, assurant que son père a constitué sa collection en toute légalité.

Le début de la collection Gurlitt : l’avant-garde

Une partie de la collection de tableaux raconte l’histoire d’Hildebrand Gurlitt. Il est né en 1895 à Dresde. Son grand-père Louis est peintre, son père Cornelius est président de l’association des architectes allemands. Son oncle, Wilibald Gurlitt, est un musicologue renommé.

Avant de suivre des cours d’histoire de l’art à Dresde, il a fait la guerre de 1914 dans l’infanterie comme officier et a été blessé trois fois. Il s’est essayé au journalisme, effectuant des reportages de tourisme culturel.


Un cliché datant de 1925, de Hildebrand Gurlitt (AP/SIPA)

En 1923, il se marie avec la danseuse Helene Hanke et, deux ans plus tard, prend la direction du musée de la ville de Zwickau, qu’il relance avec des expositions de l’avant-garde allemande comme des artistes de l’école de Dresde (Max Pechstein, Emil Nolde...).

La ville de Zwickau met fin à l’expérience en 1930. En cette période de repli, les goûts d’Hildebrand ne plaisent pas.

On retrouve Hildebrand Gurlitt à Hambourg, à la tête du centre culturel municipal. Il met une nouvelle fois à l’affiche l’avant-garde, tant anglaise qu’allemande. Il est limogé en 1933, selon lui à cause de son « modernisme » et d’un « comportement antinazi », explique t-il dans la déclaration sous serment [PDF] qu’il fait en 1945 à la justice américaine.

Il ouvre alors une galerie d’art contemporain et organise « la seule exposition sur le travail de Max Beckman jamais organisé sous IIIe Reich ».

Il peint l’histoire à son avantage

Gurlitt n’est pas avare d’auto-compliments. Il ripoline l’histoire à son avantage. Dans son récit, il élude ainsi la très embarrassante vente de 1938 à laquelle il participe.

C’est ce que rappelle Stéphanie Barron dans « Modern Art and Politics in Prewar Germany » [L’art moderne et politiques dans l’Allemagne d’avant-guerre, PDF] :

« En 1937, les nationaux-socialistes lancent l’attaque la plus virulente jamais montée contre l’art moderne, avec l’ouverture le 19 juillet à Munich de l’exposition Entarte Kunst (“l’art dégénéré”). »

Au programme, la mise à l’index de l’art judeo-bolchévique : expressionnistes, surréalistes, cubistes – Klee, Pechstein, Otto Dix, Kokoschka, Liebermann… Plus de 600 œuvres d’art expurgées des musées allemands dont se gaussent les visiteurs.

De bonnes affaires grâce à l’art « dégénéré »

Une fois terminée cette opération de propagande, une vente est organisée : quatre marchands sont chargés de vendre les œuvres, dont Hildebrand Gurlitt. Ils réalisent de bonnes affaires : un Klee part ainsi pour 300 dollars, alors que Gurlitt achète pour 1 Franc suisse un « portrait » de Max Beckmann.

Il va acquérir pour son propre compte près de 300 tableaux à prix cassés. Pour rassurer les enchérisseurs, le Reich a fait passer une loi leur garantissant qu’aucune poursuite ne sera entamée par l’Etat allemand ou ses musées.

Une partie de la collection de Gurlitt découverte à Munich vient à la fois de ce qu’il a acquis comme marchand à Hambourg, de quelques œuvres de son grand-père, et de ce « coup » réalisé lors de la vente de 1938.

L’autre pépite de Gurlitt

La guerre ne semble pas affecter son activité, au contraire. « Dans les années avant-guerre, mon revenu annuel se monte de 40 à 50 000 Reichsmark. Mes achats en France ont augmenté mes revenus en 1943, j’avais un revenu annuel d’environ 200 000 RM », explique t-il.

Dans « L’Exode des musées », Michel Rayssac plante assez bien le décor du marché de l’art en France entre 1939 et 1945 :

« Que ce soit en Hollande, en Allemagne, en Suisse ou en France, le marché de l’art ne souffre en aucune façon de la guerre et connaît au contraire ses années les plus fastes. […] A l’hôtel Drouot, pour la seule saison 1941-1942, il se vendra plus d’un million d’objets. »

Les lois de Vichy, la déchéance de la nationalité, la saisie des biens juifs, l’administration des collections des grands marchands et collectionneurs juifs par le commissariat aux Questions juives permettent aux dignitaires nazis (dont Goering, Himmler ou encore Boorman et Ribbentrop) de mettre la main sur des chefs d’œuvre à peu de frais.

Hitler a l’intention de créer un musée à Linz, en Autriche, dont les collections viennent à la fois de saisies et d’achats. Le tout est orchestré par la Mission Linz, qui intervient dans l’Europe toute entière.

Des norias de camions amènent au musée du Jeu de Paume à Paris, des milliers d’œuvres d’art saisies aux familles juives : elles sont triées, répertoriées et réexpédiées vers l’Allemagne.

Les œuvres dégénérées, elles, sont utilisées comme monnaie d’échange : vendues dans les ventes publiques par les administrateurs du commissariat aux Questions juives, ou échangées par les nazis à des intermédiaires véreux contre des œuvres de facture plus classique.

Voilà l’atmosphère dans laquelle Hildebrandt Gurlitt va faire sa pelote.

Gurlitt se ruine pour un faux Cézanne

Après le début de la guerre, il devient un acheteur pour plusieurs musées : le Wallraf-Richartz Museum de Cologne, la Staatliche Gemaldegalerie de Dresde, le Deutsches Jagdmuseum de Munich, le musée de Dusseldorf…

Il intervient énormément mais n’achète jamais en direct, se servant de prête-noms et d’intermédiaires. Pour les tapisseries, il fait ainsi appel à un dénommé Weber, qui a pris ses quartiers à l’Hôtel Bristol. Pour les tableaux, c’est Théo Hermssen Jr, un expert installé juste à côté de Drouot.

Gurlitt va s’illustrer lors d’une des plus importantes ventes de l’Occupation : la collection Georges Viau, mécène décédé en 1939. Ses possessions sont dispersées d’abord les 11 et 14 décembre 1942, puis en février 1943.

Le 11 décembre, Gurlitt va flamber plus de 12 millions de Francs. André Schoeller, l’expert qui intervient pour son compte, a estimé un Cézanne, « Montagne Sainte-Victoire et viaduc sur la vallée de l’Arc » pour près d’un million de Francs. Il va payer cinq fois plus. « Le prix d’une maison de campagne », s’étrangle le journal Pariser Zeitung, cité par Michel Rayssac.

Gurlitt lâche 1,2 million pour un Corot, 1,6 million pour un Pissarro et 1,3 million pour un Daumier. Tout le monde ignore qu’il est l’acheteur. On découvrira après la guerre que le Cézanne et le Daumier sont des faux.

Il devient agent pour le musée de Hitler

En ce mois de décembre 1942, l’autre événement important pour Gurlitt est le décès de Hans Posse, le responsable de la Mission Linz, montée pour alimenter le musée de Hitler.

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Son remplaçant décide de faire appel aux services de Gurlitt. Le voici agent de la Mission Linz.

Dans un extrait du rapport sur l’Interrogatoire n° 4 de décembre 1945 (lire le document ci-contre), il est écrit :

« Il n’y avait pas de commission lors des achats réalisés pour Linz. Gurlitt, de même que les autres agents, comprenait ses profits dans le prix demandé. Voss ne posait jamais de questions sur les notes de Gurlitt : “Nous avions beaucoup d’argent”, explique-t-il. »

Interrogé à la Libération, le directeur du musée, Herman Voss, précise le rôle de Gurlitt (lire le document ci-contre) :

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« Je n’avais pas, à proprement parler, d’agents dans les territoires occupés. Hildebrandt Gurlitt, qui s’était installé à Dresde en 1942 en raison des bombardements, était un marchand qui travaillait à Paris. C’est lui qui achetait après que l’on s’en soit parlé au téléphone ou qu’il m’ait montré des photos.

C’était plus simple, car la chancellerie du Reich rechignait à payer des commissions. Je le laissais faire, étant entendu que toutes les peintures de qualité seraient pour Linz. Le docteur Gurlitt était à mi-chemin entre un agent et un marchand indépendant. »

Au cœur du trafic d’œuvres volées aux juifs

Il achète à Drouot, mais pas seulement : il se fournit aussi directement auprès de Rochlitz, un marchand allemand de la rue de Rivoli à Paris, impliqué dans le trafic d’œuvres d’art volées aux familles juives. On retrouve ainsi dans la collection de Munich le Matisse, « La Femme assise », provenant de la collection spoliée de Paul Rosenberg.

Gurlitt est devenu un acteur important du marché de l’art sous l’Occupation. Mais il reste discret. Au point qu’après son interrogatoire en 1945, les officiers américains écrivent :

« Il semble que l’on a exagéré l’importance de Gurlitt comme agent pour Linz. Il a fait peu d’achats […]. Généralement, Gurlitt achetait à d’autres marchands, rarement chez des collectionneurs privés et jamais les œuvres n’étaient vendues sans consentement. »

C’est vrai, il n’achète pas sous la contrainte. Il est simplement l’un des maillons du système qui blanchit et tire profit de la situation.

La potion de Gurlitt pour endormir tout le monde

Dans son témoignage à la justice américaine, Gurlitt évoque son départ de Dresde du 22 au 23 mars 1944 à bord d’une camion et une remorque, un voyage de 48 heures avec une vingtaine de caisses, sa mère Marie de 82 ans, sa femme Helena, Cornelius (12 ans) et sa sœur (10 ans).

Il a fini par trouver refuge dans le château du baron Von Poellnitz à Ashbach à côté de Nuremberg. Il y est placé en résidence surveillée et explique aux soldats américains que, de mémoire, il ne peut donner la liste de tout ce qu’il a acheté pour Linz. Mais que dans l’immédiat, il peut rendre un tableau de Fouquet acheté à Paris, ainsi que quatre tapisseries de Beauvais, également achetées dans la capitale.

Et bien évidemment, il assure que toutes les œuvres d’art dont il dispose lui appartiennent : elles viennent soit de sa famille, soit d’achats complètement légaux.

115 tableaux à Hambourg

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Il est toujours à Aschbach le 5 juin 1946, lorsqu’il est interrogé par Edgar Breitenbach, un officier des Monument Fine Art and Antiques (MFA&A), un corps de militaires américains spécialisé dans la récupération des œuvres d’art pillées par les nazis.

A cette occasion, Gurlitt rend les œuvres suivantes, acquises en France :

Entretemps, les troupes anglaises ont trouvé au nom de Gurlitt à Hambourg une collection de 115 tableaux, dix-neuf dessins, des objets d’art et des masques africains. L’ensemble est envoyé à Wiesbaden rejoindre un des dépôts des MFA&A.

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Presque un an plus tard, et toujours à Hambourg, un docteur et professeur d’histoire de l’art hollandais, qui s’occupe de la récupération dans son pays, alertent le président de la commission de récupération artistique française Albert S. Henraux.

En se rendant en zone anglaise, ils ont trouvé, dans la maison de campagne de la famille Reemstma, l’un des « rois de la cigarette », plusieurs œuvres achetées par Gurlitt lors de la vente de 1942 (lire ci-contre). Dont le Corot et le faux Daumier.

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La France va s’employer à récupérer ces œuvres, et dépose une réclamation (lire le document ci-contre) : elle porte le numéro 2426 et sera instruite de 1946 à 1948.

La France obtiendra gain de cause.

Mais Gurlitt est désormais dans le collimateur de la résistante et historienne d’art Rose Valland, qui cherche, en s’appuyant sur l’ordonnance des Alliés de 1943 déclarant nuls les actes de spoliations, à récupérer pour la France toutes les œuvres achetés par les Allemands à Paris pendant l’Occupation.

C’est une dure à cuire qui ne s’en laisse pas compter. Elle veut obtenir de Gurlitt la liste tous les tableaux qu’il a acquis, non seulement pour le musée de Linz mais l’ensemble des musées allemands.

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Pendant la guerre, Valland est attachée de conservation au Jeu de paume, observatrice et chroniqueuse clandestine des opérations conduites par les nazis. Elle note dans des carnets tout se qui passe et ce qui transite dans son institution. Ce qui, à la Libération, sera essentiel pour les opérations de récupération. Elle est l’élément moteur de la récupération artistique française.

« Un ami fidèle de la France et un vrai ennemi du régime nazi »

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Gurlitt, pourtant, n’hésite pas à demander à Rose Valland de le recommander pour prendre la direction d’un musée en Rhénanie (lire sa lettre ci-contre).

« Ainsi pourriez vous aider un ami fidèle de la France et un vrai ennemi du régime nazi... »

Gurlitt a beaucoup acheté en France pour son compte. Il ne veut sans doute pas rendre une partie de sa collection.

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Comme par exemple ce tableau de Théodore Rousseau, « Vue de la Seine », que l’on vient là encore de retrouver dans l’appartement de Munich, et qui figurait dans la vente Viau de décembre 1942 (voir ci-contre).

115 tableaux récupérés auprès des Américains

Jusqu’à la fin des années 50, Gurlitt donne le minimum, rien qui lui coûte. Sur la liste de la quarantaine de tableaux achetés pour Linz, une grande partie a été récupérée et ramenée en France. Et si le nom de Gurlitt apparaît, au dos d’une photo, il n’hésite pas à expliquer qu’il existe d’autres Gurlitt, comme son cousin Wolfgang Gurlitt, marchand lui aussi.

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Sa persévérance (voir le dossier ci-contre) paie puisque il finira par récupérer sa collection de 115 tableaux auprès des Américains en 1950.

Il faut dire que cette décennie marque la liquidation des opérations de récupération. L’heure est à la réconciliation avec les Allemands, l’ennemi, c’est le bloc soviétique. Valland fait de la résistance et plaide pour une prolongation de ce processus. Elle est rappelée à la raison.

 

A la Libération, tous les marchands ont repris leurs activités, comme par exemple le Dr Lohse, membre de la SS et acheteur pour Goering en France. Après avoir purgé cinq ans de prison en France, ce dernier est mort à l’âge vénérable de 95 ans, en laissant derrière lui une collection de tableaux dans une banque suisse dont certains ont été pillés en France.

Tout ce petit monde s’est côtoyé, s’est vendu ou échangé des tableaux. Chaque année, à Munich, Bruno Lohse ne manquait pas une occasion de partager une tasse de thé avec Edda Goering, la fille du Reichsmarschall, qui court toujours après la collection de peinture de son père.

105 œuvres « en déshérence »

Aujourd’hui, près de 105 œuvres d’art passées entre les mains du marchand Gurlitt sont dans les musées français, au titre des œuvres récupérées à la Libération. Ce sont les fameuses côtes MNR pour « Musées nationaux récupération ».

Ces biens en déshérence se divisent en deux catégories :

http://www.rue89.com/rue89-culture/2013/11/26/tableaux-nazis-gurlitt-a-fait-bonnes-affaires-france-247841
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