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La Fondation Bemberg expose la collection d’un ancien nazi - The Bemberg Foundations is exhibiting the collection of a former Nazi

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La Croix 10 July 2016
Recueilli par Béatrice Bouniol

Alors que l’exposition à la Fondation Bemberg de la collection d’un ancien nazi fait polémique, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac en décrypte les enjeux.



La Fondation Bemberg, important musée privé de Toulouse, propose une exposition de chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle, issus de la collection de Rudolf-August Oetker, sans aucunement mentionner le passé nazi de celui-ci / Patrice Nin/office du tourisme de la ville de Toulouse

La Fondation Bemberg, important musée privé de Toulouse, propose une exposition de chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle, issus de la collection de Rudolf-August Oetker, sans aucunement mentionner le passé nazi de celui-ci.

C’est une enquête du Quotidien de l’art en date du 6 juillet qui a semé le trouble, rappelant que cet ancien patron du géant allemand de l’agroalimentaire décédé en 2007 « était sous le IIIe Reich, un membre de la SS au grade d’Unterscharführer à Dachau », son beau-père Richard Kaselowsky « proche de Heinrich Himmler » et l’entreprise familiale « distinguée cinq années consécutives au titre d’entreprise nationale-socialiste modèle ».

La journaliste Sarah Hugounenq notait en outre que la provenance, « centrale dans ce contexte », de 27 des 44 œuvres présentées n’était pas documentée. En réponse, le président de la Fondation déclarait à l’AFP samedi 9 juillet que cette polémique « concerne [ait] l’histoire, pas les musées » et qu’aucun des experts sollicités n’avait « soulevé de doute sur la provenance des objets ». Laurence Bertrand Dorléac, titulaire de la chaire Histoire de l’art et Politique à Sciences-Po, éclaire les questions essentielles soulevées par cette controverse.

À la mort de Rudolf-August Oetker, ses enfants ont mandaté l’Institut pour l’histoire contemporaine qui a conclu au soutien indéniable du groupe Oetker au nazisme. Que pensez-vous de l’argument de la fondation qui soutient que ces faits, à présent bien connus du public, n’ont pas à être rappelés ?

Laurence Bertrand Dorléac : Nous devons saluer l’action de ces enfants qui, comme de nombreux descendants, ont préféré savoir ce qu’avaient fait leurs parents plutôt que de rester aveugles. Les faits concernant le groupe Oetker ne sont pas connus du grand public, loin de là. Travaillant auprès des jeunes générations, je sais qu’il n’est pas inutile de rappeler les conditions historiques, sociales, économiques, politiques sous le nazisme. Quant aux œuvres qui constituent une collection, pourquoi ne pas indiquer leur provenance qui fait partie de leur histoire même, surtout si elles provenaient de l’économie détraquée de ces années de guerre en Europe ?

Une collection peut-elle être présentée hors du contexte historique qui l’a vu naître ?

L. B. D. : De façon plus générale, il serait temps d’arrêter de prendre les œuvres pour des objets de délectation hors sol. L’art est un fait social, politique, économique, qui relève d’un contexte et d’une histoire au moment de sa création et de sa réception hier et aujourd’hui. De la même façon, une fondation a son histoire, ses raisons d’être et d’avoir été fondée. Par qui, pourquoi, avec quel argent, sur quelles valeurs (à tous les sens de la valeur) ? Ce sont les questions que l’on a envie de poser, ce qui ne diminue en rien la jouissance esthétique.

À cet égard, les musées jouent un rôle central dans la conservation du patrimoine national et des œuvres d’art qui le composent, mais aussi dans leur présentation au public. Si l’art n’est pas le reflet passif de l’histoire, les musées ne le sont pas non plus : ils ont une action et ils peuvent influer diversement sur notre conception commune de l’histoire mais aussi de l’actualité.

La spoliation des biens juifs impose-t-elle des exigences particulières quant aux expositions de collections ayant appartenu à des nazis ?

L. B. D. : Je pense que cette spoliation à nulle autre pareille exige un traitement précis et que l’on n’a pas fini ce travail. La demande officielle d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, prévoyait à juste titre « une action plus volontariste » au début de l’année 2013. Avec le soutien de notre ministre actuelle, Audrey Azoulay, il reste à déployer l’énergie et les moyens nécessaires en matière de recherche de provenances. Puis il faudrait aussi réfléchir, a minima, à une politique uniforme de cartels pour les œuvres qui demeurent dans les collections nationales, après avoir appartenu à des collectionneurs juifs envoyés en camp d’extermination.

C’est le gouvernement français les a déchus de leurs droits à partir du 3 octobre 1940. Nous devons non seulement à leurs descendants mais à l’ensemble des citoyens un maximum de transparence. Quand l’histoire devient tragédie, les œuvres qui demeurent ne sont pas de simples objets de transaction muséale ou économique : ils sont des choses investies de sens, des symboles, des traces, qui ne rendent pas les morts mais qui, leur appartenant, sont des signes essentiels. Ne pas comprendre cela, y compris pour des œuvres qui peuvent nous paraître mineures, ce n’est pas seulement une faute de cœur, c’est une erreur d’interprétation historique au sujet de ce qui fonde notre société humaine.

http://www.la-croix.com/Culture/Expositions/La-Fondation-Bemberg-expose-la-collection-d-un-ancien-nazi-2016-07-10-1200774927
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