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La justice genevoise condamne une maison de vente aux enchères - The Geneva court condemns an auction house

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1945
Tribune de Geneve 10 April 2018
Par Sophie Simon

Des héritiers d’une collection de Klimt et Schiele ont contraint la galerie bernoise Kornfeld à répondre à leurs questions.

La collection Lederer comptait des centaines de dessins d’Egon Schiele. Ici, une aquarelle intitulée «Erich Lederer, Bending Over».

marché de l’art n’est pas réputé pour sa transparence. Le propriétaire de la célèbre galerie bernoise Kornfeld a été condamné par la Cour de justice genevoise à répondre à une liste de questions dans le cadre d’une succession. Cette demande de renseignements émane d’héritiers de la collection Lederer, composée avant-guerre de 600 à 700 dessins du célèbre peintre symboliste autrichien Gustav Klimt et de 380 dessins de son disciple Egon Schiele. Ils cherchaient à déterminer qui a mis aux enchères, vendu et acheté certaines œuvres, quels contrôles ont été effectués, et qui possède encore des œuvres de la succession. Une procédure similaire en cours à Genève les oppose à la maison de vente aux enchères viennoise Kinsky.

«Les galeries d’art jouent la confidentialité sous prétexte qu’un contrat les lie à leurs clients, avance Me Arun Chandrasekharan, conseil des héritiers en question. C’est en contradiction avec la transparence exigée par notre époque, comme on a pu le constater avec l’affaire Bouvier. D’ailleurs une troisième galerie contactée, allemande, nous a fourni d’emblée l’ensemble des renseignements demandés.»

Un inventaire incomplet?

Durant la Seconde Guerre mondiale, August et Serena Lederer, collectionneurs d’art juifs et principaux mécènes des deux artistes autrichiens, sont spoliés d’une partie de leur collection par le régime nazi.

Après la guerre, 459 œuvres de Gustav Klimt et 77 d’Egon Schiele leur sont restituées, le solde n’ayant pas été retrouvé. Leur fils Erich et sa femme Élisabeth se réfugient en Suisse. L’Autriche a d’ailleurs interdit à Erich Lederer d’exporter la «Frise Beethoven», chef-d’œuvre de Klimt, en Suisse (lire notre édition en ligne du 6 mars 2015)Link. Le couple vend régulièrement des œuvres d’art pour financer son train de vie.

Quand Élisabeth décède en 1995 à Genève, elle n’a pas d’enfant et désigne par testament douze héritiers dont M. et O., ses neveux, et C. et R., ses petits-neveux. À l’inventaire de sa succession, ne sont trouvés que six dessins d’Egon Schiele et aucun de Gustav Klimt. Pourtant, selon C. et R., elle devrait comprendre plus de 150 dessins de Klimt et 80 à 90 aquarelles de Schiele. Toujours selon eux, leur tante et leur oncle, M. et O., auraient acquis illégalement des œuvres d’art appartenant à Élisabeth – «soit en les dérobant du vivant de cette dernière, soit en les détournant de la succession après le décès de celle-ci» – et les auraient vendues, notamment par l’intermédiaire de la galerie Kornfeld.

«Il n’y a aucune remise en cause de la capacité de discernement d’Élisabeth Lederer, précise Me Arun Chandrasekharan. Je note juste que certains des héritiers sont venus s’occuper d’elle un peu plus vers la fin de sa vie que par le passé, avec ou sans arrière-pensée, je ne sais pas.»

C. et R. allèguent enfin que les œuvres volées et non restituées après la Seconde Guerre mondiale étaient réapparues auprès de divers marchands d’art, notamment Wolfgang, Hildebrand et Cornelius Gurlitt. Sur ce point, la Cour estime que même dans l’hypothèse où la galerie Kornfeld aurait bien vendu des œuvres de Klimt et Schiele remises par la famille Gurlitt – ce qui n’est pas avéré – «il n’est pas rendu vraisemblable que lesdites œuvres ont appartenu un jour à la famille Lederer». Arun Chandrasekharan a une autre lecture: «Sachant que Kornfeld traite avec quelqu’un comme Gurlitt, il n’est pas très étonnant qu’il refuse de nous fournir l’inventaire des œuvres. Cela donne un éclairage sur le personnage.»

Selon Eberhard Kornfeld, propriétaire de la galerie du même nome et ami de la famille Lederer, Élisabeth lui a présenté son neveu, O., comme son représentant, sans procuration. Eberhard Kornfeld affirme avoir reçu une œuvre de Klimt de la part d’Élisabeth en 1987, en contrepartie d’un livre qu’il a édité sur la collection d’art de la famille. Aucun document attestant de cette donation n’est dressé, étant donné qu’ils sont «amis de longue date».

Une vente non autorisée

Il indique aussi qu’Élisabeth lui a donné pour instruction de mettre en vente l’œuvre de Schiele intitulée «Torso», ce que confirme une partenaire de la galerie. Or la signature d’Élisabeth ne figure pas sur le contrat de vente de 1992. En 1996, soit un an après la mort d’Élisabeth, Eberhard Kornfeld, déclarant agir pour le compte des héritiers Lederer, propose de vendre une étude préparatoire de Schiele à 460 000 francs au Musée de Bâle. O. et M. ont autorisé cette démarche, mais pas C. et R…

Eberhard Kornfeld a demandé à être dispensé de comparaître en raison de son âge avancé (93 ans au moment de l’audience) et de la «charge émotionnelle de l’affaire». «Il y a quand même un secret des affaires, un secret commercial, explique son avocat, Me Pascal Marti. Monsieur Kornfeld n’avait rien à cacher, mais ne voulait pas impliquer ses clients. Il a déjà répondu à toute une série de questions auparavant, donc on ne peut pas dire qu’il se soit dérobé.» Il ajoute qu’en «mai 2013, l’héritier R. s’est présenté à la galerie sous une fausse identité et a demandé à Monsieur Kornfeld de lui rendre des œuvres sous menace de feu judiciaire et médiatique. Forcément, depuis, la communication a été rompue.» Une allégation contestée par la partie adverse. «C’est parfaitement faux, rétorque Arun Chandrasekharan. Quelle serait la logique de se présenter sous une fausse identité pour réclamer des œuvres? Si Eberhard Kornfeld avait véritablement subi des menaces, pourquoi n’a-t-il pas déposé une plainte pénale?»

Condamné, Eberhard Kornfeld a répondu aux questions posées de manière parfois évasive. «Ses réponses sont largement insuffisantes», déplore Me Arun Chandrasekharan. Il lui est impossible d’agir en restitution contre Kornfeld en raison de la prescription des faits et car une action de ce type doit être ouverte par les douze héritiers dans leur ensemble. En revanche, selon les réponses que fournira la maison Kinsky, il lui sera possible d’agir contre les héritiers M. et O.

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