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Art spoliƩ par les nazis : le combat d'Elizabeth Royer-Grimblat

1998
1970
1945
Paris Match 2 September 2020
Interview Dany Jucaud


Elizabeth Royer-Grimblat chez elle, avec deux tableaux de sa collection privée: "Les pêcheuses", de Léopold Survage, 1926 (à g.) et "Vénus et Cupidon" de Vincenzo Volari, 1648.

Spécialiste des œuvres volées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, cette farouche enquêtrice nous révèle ses combats les plus ardents contre l’oubli. Ses interlocuteurs : des marchands, des commissaires-priseurs, des conservateurs de musée et des collectionneurs privés. Sa force : elle ne demande aucune rétribution pour préserver sa liberté d’action.

Paris Match. Il aura fallu attendre soixante-quinze ans pour que le tableau “La cueillette des pois” de Pissarro, qui avait été spolié par les nazis en 1943, soit – grâce à vous – rendu à la famille Bauer !
Elizabeth Royer-Grimblat. En 2015, j’avais localisé plusieurs tableaux volés à Simon Bauer pendant la guerre et je connaissais bien le dossier. Deux ans plus tard, lors de l’avant-première de l’exposition Pissarro du musée Marmottan Monet, j’ai identifié la gouache vendue en 1943 par Lefranc, administrateur provisoire de la collection Bauer nommé par le Commissariat général aux questions juives. J’ai pris contact avec le petit-fils de Simon Bauer, Jean-Jacques, qui recherchait les toiles disparues. Celui-ci a aussitôt fait mettre la gouache sous séquestre pour qu’elle ne quitte pas la France.

Qui en était propriétaire ?
Les Toll, un couple de collectionneurs américains expérimentés, mécènes de l’université de Jérusalem. Ils avaient acquis l’œuvre chez Christie’s à New York en 1995 pour 800 000 dollars, sans s’inquiéter de sa provenance. Il aura fallu plus de trois ans d’une bataille juridique acharnée, pendant laquelle le couple fera tout pour que l’affaire soit jugée devant les tribunaux américains, pour que les Bauer aient enfin gain de cause.

Une rumeur assure que les Toll seraient dans cette affaire victimes d’une nouvelle spoliation d’Etat ?
Les Toll sont surtout victimes de leurs erreurs stratégiques : en acceptant que Christie’s les soutienne en les finançant jusqu’à la Cour de cassation, ils s’alignent sur les positions de la maison de vente, laquelle a toujours nié les droits de la famille Bauer à obtenir justice, se coupant ainsi de toute possibilité de solution négociée. Récemment, les juges de la Cour de cassation les ont invités à se retourner contre le vendeur du bien spolié, à savoir Christie’s. Hélas, ils ont signé avec la maison de vente un contrat prévoyant une prescription – échue depuis longtemps – contre tout recours légal ! Pour sauver la face, ils ont décidé d’attaquer l’Etat français auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et réclament une indemnisation au nom de leur droit de propriété bafoué et de la perte sèche d’une œuvre estimée à 1,7 million de dollars.

Quel imbroglio juridique ! Qu’est-ce qui vous a décidé à vous spécialiser dans ces recherches ?
Le livre d’Hector Feliciano publié en 1995 : “Le musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis” a été un véritable détonateur pour les victimes de spoliations et pour tout le marché de l’art. J’ai découvert grâce à cet ouvrage – ce que tout le monde ignorait – qu’il existait au ministère des Affaires étrangères des documents pouvant identifier le nom des propriétaires d’œuvres en déshérence dans les musées. De nombreuses familles se sont alors précipitées au Quai d’Orsay, souvent pour se heurter à un refus de communiquer. J’ai donc décidé de lister et numériser les archives du ministère des Affaires étrangères concernant la récupération artistique, l’Obip (Office des biens et intérêts privés) et les archives de Rose Valland, résistante et conservatrice de musée décédée en 1980. Des documents avaient été déclassés, les photos des œuvres avaient été séparées des listes, prétendument pour les protéger. Certains documentalistes avaient pris des décisions beaucoup trop hâtives par rapport à un fonds aussi gigantesque et n’avaient pas songé à leur exploitation. Heureusement, les choses ont changé depuis.

Je suis devenue une sorte de flic en histoire de l’art portée par mon enthousiasme et mon sens de la justice

Considérez-vous votre travail de recherche comme un devoir de mémoire ou un devoir moral ?
L’un découle de l’autre. Il est nécessaire de se souvenir et il est bon de se battre pour cela. Mais je vis aussi et surtout dans le présent. La spoliation nazie se perpétue dans chaque œuvre non restituée. L’oubli est le complice du crime. J’ai étudié l’histoire de l’art à la Sorbonne et à l’Ecole du Louvre, je me suis toujours intéressée à la provenance des œuvres, quelles qu’elles soient. Je ne suis pas juive et je n’ai subi aucune persécution, je suis devenue une sorte de flic en histoire de l’art portée par mon enthousiasme et mon sens de la justice.

Quel a été votre plus grand fait d’armes ?
La restitution de “Fumées sur les toits” de Fernand Léger. Ce tableau avait été vendu à Drouot lors de la “vente de biens juifs” du 5 novembre 1942 et exporté aux Etats-Unis après-guerre. Le Minneapolis Institute of Art, où il était conservé, refusait de s’en dessaisir, d’abord en contestant qu’il s’agissait de la même œuvre, puis en jouant des lois de prescription, très puissantes au Minnesota. La médiation en août 2008 où la famille a gagné 60 % de la valeur du tableau pour un dossier frappé de prescription me laisse le souvenir d’une grande partie de poker ! Cette toile faisait partie de la collection Alphonse Kann qui avait été pillée par les nazis en novembre 1940. Banquier dandy que Proust aurait pris comme modèle pour Swann, Kann était parti s’installer à Londres en 1938, laissant derrière lui dans son hôtel particulier de Saint-Germain-en-Laye une fabuleuse collection de plus de 1 000 tableaux modernes, entre autres des Picasso cubistes. C’est Francis Warin, le petit-neveu d’Alphonse Kann, qui est venu me chercher pour l’aider à retrouver ces pièces volées, car il connaissait mes fiches très documentées.


Fumées sur les toits", de Fernand Léger, 1911.

Comment arrivez-vous à prouver que telle personne était bien propriétaire de l’œuvre au moment de la spoliation ?
La présence d’une œuvre dans une collection se démontre de plusieurs manières : par les procès-verbaux des ventes publiques, par les prêts aux expositions, par les correspondances, par les inventaires illustrés des collectionneurs eux-mêmes et par les catalogues raisonnés. En compilant ces documents, on bâtit ce qu’on appelle “la provenance de l’œuvre”, c’est-à-dire la liste de ses propriétaires depuis l’artiste jusqu’au possesseur actuel. Il est rare qu’une provenance soit complète, mais certaines lacunes sont plus suspectes que d’autres, notamment celles entre 1940 et 1945. Tout tableau porte à son revers, sur la toile ou le châssis, un certain nombre de marques, d’étiquettes de collection ou d’exposition et de numéros d’inventaire qui permettront de retracer son parcours et, avec un peu de chance, son appartenance à une collection. Malheureusement, certains ont été réentoilés, pour d’autres les étiquettes ont été arrachées et les châssis changés. Ainsi, en travaillant sur les œuvres spoliées de Maurice Utrillo, nous avons découvert qu’une huile sur toile, “Carrefour à Sannois” (1936-1937), spoliée en 1942, était revenue sur le marché en 1975 à Londres chez Christie’s avant que le musée Utrillo-Valadon de Sannois ne l’achète chez Sotheby’s en 2004.

Quel a été son parcours ?
Grâce à des documents allemands, dont une photo, nous savions qu’il avait été volé pour le compte de Goering chez le marchand Georges Bernheim le 23 novembre 1942. Il apparaissait bien dans le catalogue raisonné d’Utrillo, mais sur deux fiches avec deux provenances différentes et qui ne citaient jamais Bernheim. La CIVS (Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation) avait bien trouvé un héritier mais, en consultant l’arbre généalogique, j’ai tout de suite vu que quelque chose clochait. Matthieu Andriveau, un de nos plus grands généalogistes, que j’avais contacté, a identifié le seul et unique héritier du marchand Georges Bernheim. Nous avons fini par retrouver l’huile d’Utrillo dans une caisse, coincée entre un dessin de Millet, un Rodin, un Manet et quelques objets ! La caisse avait été échangée contre la bibliothèque du galeriste et marchand Allan Loebl.

Est-ce qu’il peut arriver que quelqu’un refuse de restituer un tableau ?
Au départ, ils refusent toujours ! En général, je me débrouille pour convaincre la personne de passer un accord en insistant lourdement sur le fait que ce tableau provient d’un crime immonde et que ce serait un cadeau empoisonné à transmettre aux héritiers.

Qui généralement vous sollicite ?
Des familles, des musées étrangers qui, avant de monter une exposition, nous interrogent sur les provenances à la demande des assurances, des commissaires-priseurs. De grands marchands soucieux de vendre des œuvres au passé irréprochable, des collectionneurs avant une acquisition.

L’opacité de la France dans le domaine des restitutions est très souvent pointée du doigt. Surtout par les Américains.
L’opacité existe autant aux Etats-Unis qu’en France, mais d’une façon beaucoup plus hypocrite. Les Américains veulent donner l’image d’un pays parfait. La première chose que j’entends lorsque je fais une demande de restitution auprès d’un musée américain, c’est à quel point ils se sentent impliqués. Mais pour eux, si un tableau a été beaucoup exposé et que personne ne l’a réclamé, c’est qu’il n’a pas été volé, même s’il y a un “blanc” de quinze ans dans la provenance, même s’il est passé entre les mains de quelques marchands recycleurs et même s’il a un châssis neuf ! Les ayants droit ont aujourd’hui 80 ans, parfois plus, et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans les musées américains.

Les conservateurs feraient-ils preuve de mauvaise volonté ?
J’en ai déjà entendu dire dans des colloques : “En 1996, on ignorait tout des spoliations” ! Les conservateurs ne sont pas là pour rendre des tableaux mais pour les conserver. Ils n’ont pas à s’occuper des spoliations, on leur demande de faire des fiches précises sur les œuvres qu’ils détiennent avec des provenances justes et d’archiver les marques et les étiquettes se trouvant au dos. Par chance, certains, efficaces et généreux, font eux-mêmes des photos avec leur Smartphone et me les envoient. D’autres refusent carrément, arguant qu’ils n’ont pas de budget pour le faire et encore moins pour décrocher des tableaux !

L'Etat, par pur laxisme, n'a jamais donné les crédits nécessaires pour effectuer la recherche des tableaux volés

Faut-il en déduire que les musées ne font pas toujours leur travail ?
Je dirai plutôt que c’est l’Etat qui, par pur laxisme, n’a jamais donné les crédits nécessaires pour effectuer ces recherches. En 1999, la commission Mattéoli, après avoir mené des enquêtes, a publié un rapport qui n’a eu que peu d’effet sur les restitutions. C’est Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture, qui a relancé le débat en s’appuyant sur le travail de Corinne Bouchoux, sénatrice écologiste de Maine-et-Loire qui avait publié un très bon livre : “Si les tableaux pouvaient parler…”. Aujourd’hui, j’attends beaucoup de Roselyne Bachelot.

Les maisons de vente coopèrent-elles facilement ?
Je travaille main dans la main avec certaines, mais c’est parfois difficile car elles doivent respecter la confidentialité de leurs clients. Quant aux grandes maisons comme Christie’s et Sotheby’s, elles ont déjà beaucoup de travail avec les trois D : divorce, dettes et décès. Poursuivre de potentiels vendeurs indélicats prend un temps fou !

Quels sont les obstacles auxquels vous faites le plus souvent face ?
Il y en a principalement deux. Le premier, c’est la lenteur. Il arrive que tout le monde soit d’accord pour rendre un tableau, mais on doit parfois attendre des mois, voire des années, pour obtenir des réponses à nos questions. L’Etat n’a toujours pas résolu le problème de la sortie des œuvres spoliées des collections publiques qui restent inaliénables. Il y a une absence de volonté politique. Le second obstacle, c’est le manque de générosité des chercheurs. Beaucoup préfèrent garder des informations pour écrire un livre ou un article plutôt que de les partager.

Comment expliquez-vous que, depuis la découverte à Munich en 2014 de plus de 1 300 pièces de la fabuleuse collection de Cornelius Gurlitt, fils du marchand d’art allemand Hildebrand Gurlitt, seulement six tableaux aient été restitués ?
Le monde entier s’est précipité sur cette affaire et, une fois de plus, il n’y a pas eu d’entraide. En 2014 le musée des Beaux-Arts de Berne, en Suisse, qui avait été nommé légataire universel de Gurlitt, m’a contactée après avoir lu un article sur moi dans un journal allemand. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas accepter la donation Gurlitt car cela impliquait un travail de recherche énorme et coûteux pour des œuvres qu’ils seraient peut-être obligés de rendre s’il y avait des demandes de restitution. Une délégation bernoise du musée est venue me rencontrer à Paris avec des photos d’une dizaine de tableaux trouvés dans une deuxième cache à Salzbourg. Ils m’ont demandé de faire des recherches. Je les ai terminées en trois semaines.

Qu’avez-vous découvert ?
“La Seine vue du Pont-Neuf” de Pissarro, volé chez Max Heilbronn le 11 février 1941 à Mont-de-Marsan, échangé par Rochlitz en 1942, se retrouvera chez Hildebrand Gurlitt. J’ai immédiatement donné mes recherches à la CIVS en leur demandant de contacter au plus vite les héritiers pour entamer le processus de restitution. J’avoue avoir été assez blessée de ne pas être prévenue de la restitution du tableau à Paris et de lire sur leur site que l’œuvre avait été retrouvée “grâce à leur collaboration avec la task force allemande” qui avait été créée en 2014 pour clarifier les origines des œuvres trouvées chez Gurlitt. C’est déplorable mais… politique. Il y avait aussi le Signac “Quai de Clichy, temps gris” volé chez Gaston Prosper Lévy qui a atterri dans la collection Gurlitt. Le musée de Berne a fini par accepter la donation car le premier tableau que j’avais identifié – non spolié – dans cette collection était un Manet, “Marine temps d’orage”, vendu à l’époque par le secrétaire du collectionneur japonais Kojiro Matsukata, une œuvre que l’institution pouvait garder ou vendre.


"Portrait de madame Pontillon, soeur de l'artiste, assise sur un canapé", de Berthe Morisot, 1871.

Est-ce que la prescription pour les œuvres d’art spoliées est la même dans tous les pays ?
Il n’y a aucune unité entre les pays. Aux Pays-Bas, l’Etat considère que, si une œuvre est importante pour leur collection, ils peuvent refuser de la rendre. Aux Etats-Unis, ils font traîner les choses parfois pendant des années. Il arrive que les sites des musées américains inversent des provenances dans leurs fiches, volontairement ou pas, ou que celles-ci soient incomplètes. En Autriche, quand j’ai récupéré le tableau de Berthe Morisot “Portrait de madame Pontillon”, l’institution m’a fait comprendre que cette décision était politique et non juridique, ce qui signifiait que, s’ils ne voulaient pas le rendre, leurs lois le leur permettaient.

Ça ne vous choque pas que des ayants droit, après avoir récupéré un tableau, le mettent aussitôt en vente ?
Nous sommes en 2020, soixante-quinze ans après la guerre. Les ayants droit sont beaucoup plus nombreux et n’ont souvent d’autre choix que de vendre pour partager entre eux. Cette question cache fréquemment une pensée très antisémite.

Pensez-vous que beaucoup d’œuvres spoliées se baladent encore sur le marché ?
Oui, et beaucoup de moindre valeur qui n’intéressent ni les chercheurs ni les médias. Je ne sais pas exactement où en est la France avec les inventaires des œuvres détenues dans les collections publiques mais, à notre époque, elles devraient toutes être accessibles en ligne. Or ce n’est pas le cas.

Comment êtes-vous rémunérée pour vos recherches ?
Quand j’ai commencé la numérisation d’archives, j’ai décidé que mon travail serait entièrement bénévole. Grâce à cet engagement, j’ai rencontré Rachel Salomon en 2016, spécialiste de trafics de biens spoliés pendant l’Occupation, avec qui j’ai fondé Ara (Art/Restitution/Association). J’ai souvent passé des accords confidentiels avec des commissaires-priseurs et des avocats, et je dois dire que c’est beaucoup plus facile quand il n’y a pas d’honoraires. Mais avec le temps, je me suis aperçue que la gratuité engendre le soupçon. Néanmoins, cela me confère une grande liberté : j’ai le choix des priorités et j’ai accès à des archives brûlantes.

Avez-vous connu des échecs ?
Très peu car je ne lâche jamais.


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