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Ces sept tableaux spoliƩs que la France va rendre

1998
1970
1945
Le Monde 13 February 2013
Par Nathaniel Herzberg

La décision a été prise dans la plus grande discrétion. Son officialisation devrait faire nettement plus de bruit. La France s'apprête à rendre sept tableaux spoliés pendant la seconde guerre mondiale à deux familles juives et actuellement conservés dans les musées français.

Au terme de plusieurs années d'instruction et de recherches conduites par divers organismes et historiens, l'Etat a décidé de restituer ces oeuvres, signées Alessandro Longhi, Sebastiano Ricci, Gaspare Diziani, Salvator Francesco Fontebasso, Gaetano Gandolfi, François-Charles Palko et Pieter Jansz. van Asch. Quatre d'entre elles sont au Louvre, les trois autres dans les musées de Tours, Saint-Etienne et Agen. Destinées au musée qu'Adolf Hitler voulait ériger dans sa ville natale de Linz, ces peintures classiques italiennes, hollandaises et allemandes avaient été retrouvées par les Alliés en Allemagne et renvoyées en France.

Sept d'un coup, donc : depuis les années 1999-2000, jamais une telle quantité d'oeuvres n'avait été rendue. Cet événement illustre de façon éclatante les atouts offerts par la révolution numérique. Il met en lumière les difficultés, souvent les carences, observées jusqu'ici dans l'identification des propriétaires d'oeuvres en déshérence. Il rappelle enfin la réalité du paysage à la Libération, avec sa masse d'objets à gérer, ses étonnantes réussites (45 000 objets restitués sur les quelque 100 000 pillés pendant la guerre), mais aussi ses erreurs d'aiguillage.

ORIGINE INCONNUE

Classé sous le numéro MNR707, dans le registre des tableaux à l'origine inconnue, cette scène de genre hollandaise de Pieter van Asch (1603-1678) n'aurait jamais dû venir en France. Avant la seconde guerre mondiale, son propriétaire, le banquier Josef Wiener, vivait à Prague. Sa collection particulière de Brueghel, Backhuysen, Reynolds, Backer et Snyder comprenait un tableau attribué au peintre hollandais Barent Gael nommé Devant l'auberge.

Après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis, en 1939, la Gestapo pénètre dans l'appartement des Wiener et saisit bijoux, tapis, meubles, peintures. Josef Wiener est déporté à Theresienstadt le 30 juillet 1942 et assassiné cinq jours plus tard. Sa femme, Hede, parvient à fuir pour Londres.

Quant aux tableaux, beaucoup ont été dispersés lors d'une vente, en novembre 1941. On retrouvera Devant l'auberge dans la collection du dignitaire nazi Martin Bormann. La toile est transférée au Central Collecting Point de Munich.

Difficile de s'y retrouver dans les dizaines de milliers d'objets ici rassemblés par les Alliés. Une confusion avec un autre Barent Gael, saisi en France, conduit le tableau vers Paris. L'erreur est vite constatée, d'autant que la toile n'est pas de Gael, mais de Van Asch, selon les experts français. Elle intègre donc le répertoire des oeuvres en déshérence (MNR) sous cette nouvelle attribution et sous le nom de La Halte, puisqu'elle représente un militaire à cheval arrêté devant une auberge.

RAPPROCHEMENT

Un titre différent, un nouvel auteur, un pays étranger... Les recherches entamées en Allemagne par la veuve de Josef Wiener, à la Libération, restent infructueuses. Et, en France, le propriétaire est toujours inconnu. Le tableau est donc déposé au Louvre. Il y est resté jusqu'à aujourd'hui. Au milieu des années 2000, le fils du second mari de Hede Wiener reprend la recherche. Entre-temps, de nombreux registres allemands, anglais, américains, et celui des MNR ont été mis en ligne. En comparant le descriptif du catalogue de vente de 1941 avec l'image des MNR, un premier rapprochement est opéré. Les dimensions coïncident. Lorsque le changement d'attribution est découvert, le doute n'est plus possible. Début 2012, le ministère de la culture conclut à la nécessaire restitution du tableau. Matignon confirme. Depuis, on attend qu'une date soit trouvée.

La remise des six tableaux de la collection Neumann devrait en offrir l'occasion. Cette fois, c'est une histoire bien française, si l'on peut dire, que raconte la saga de ces oeuvres. Celle de ses immigrés, déjà spoliés dans leur pays d'origine, et qui croient pouvoir trouver refuge au pays des libertés. Richard Neumann est de ceux-là. Dès l'entrée des troupes allemandes en Autriche, cet industriel du textile a quitté Vienne, rejoint par sa femme et sa fille. Derrière eux, ils ont laissé leur entreprise, leur logement et quelques toiles majeures de leur collection, réquisitionnées pour les musées autrichiens. Mais la plupart des tableaux les suivent. Fin 1941, le sort des juifs en France devient intenable, un nouvel exil s'impose. Pour payer les passeurs, il vend, ou plutôt brade, toute sa collection.

Pendant les quelques années suivantes, Richard Neumann, installé à Cuba, ne songe pas trop à ses oeuvres. Contremaître dans une usine de textile le jour, conférencier en histoire de l'art le soir, il tente de se reconstruire. A la Libération, en revanche, il saisit les autorités françaises. Un coffre sculpté et un tableau lui seront rendus. Il sera aussi dédommagé par les autorités allemandes pour les meubles disparus. Mais l'essentiel de ses demandes restent vaines.

Fin 1990, la commission Mattéoli, chargée par le gouvernement de rouvrir les dossiers, se penche sur son cas. "Dans les archives, nous n'avons retrouvé qu'une demande rédigée par la fille de Richard Neumann de façon assez sommaire", regrette l'historienne de l'art Muriel de Bastier, alors en poste à la commission et aujourd'hui chargée des oeuvres d'art à la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS). Le document fait en effet état d'un "grand format" de Véronèse, Abraham et l'ange.

Un tableau déposé au Louvre a bien été confié au Musée de Saint-Etienne sous le titre Abraham et les trois anges. Mais son format (88 × 87 cm) et surtout son auteur, Sebastiano Ricci, ne permettent pas d'établir le lien.

DATE DE RESTITUTION

C'est une historienne autrichienne, Sophie Lillie, spécialiste des spoliations viennoises, qui le fera. Sollicitée par le petit-fils de Richard Neumann, Tom Selldorff, elle piste d'abord les tableaux réquisitionnés par les nazis à Vienne.

Après dix ans de bataille, six oeuvres ont été rendues à la famille en 2007 et 2012. De même, partant d'une liste établie avant-guerre, elle reconstitue l'histoire des six "MNR", achetés par trois marchands allemands à Paris et destinés au musée d'Adolf Hitler à Linz. Dans les archives allemandes, elle trouve la preuve que les oeuvres ont été renvoyées en France. Il ne lui reste plus qu'à comparer avec le registre des MNR, désormais en ligne. "Sans Internet, je n'y serais sans doute jamais arrivée", reconnaît-elle.

Encore faut-il convaincre les autorités françaises. Si la CIVS bascule vite, la Direction des musées de France met deux ans à répondre favorablement... pour deux tableaux. Pour les quatre autres, elle veut des "éclaircissements". La CIVS passe outre. En décembre 2012, elle recommande la restitution des six oeuvres, rapidement suivie par Matignon. "M. Selldorff avait 82 ans, le temps pressait, d'autant que ce dossier est exemplaire", insiste Muriel de Bastier.

Exemplaire en effet : là où le nécessaire partage entre héritiers conduit souvent les familles à revendre à prix d'or les toiles restituées, Tom Selldorff a obtenu des autres ayants droit qu'ils renoncent à leur part. "Notre but n'est pas de gagner de l'argent, mais de transmettre à nos enfants et petits-enfants l'amour de l'art de mon grand-père", déclare-t-il, au téléphone, des Etats-Unis.

Aujourd'hui, Tom Selldorff n'attend plus qu'une chose : la date de restitution. "Elle n'est pas encore déterminée", indique-t-on au ministère de la culture. La dernière fois que le vieil homme a vu les tableaux, il était enfant : c'était à Vienne, avant-guerre, dans l'appartement de Richard Neumann.

http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/02/13/ces-sept-tableaux-spolies-que-la-france-va-rendre_1831913_3246.html?xtmc=richard_neumann&xtcr=1
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