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Gurlitt et les secrets du trésor nazi

1998
1970
1945
Le Figaro 17 December 2013
Par Eric Bietry-Rivierre

Début 1943, Hildebrand Gurlitt (ici en 1925) a été l'intermédiaire de Goebbels sur le marché de l'art.

 Le collectionneur était un esthète divisé entre sa mission d'acheteur d'art pour Goebbels et sa passion du dessin français mais aussi de l'expressionnisme allemand.

Voilà sept semaines que l'affaire Gurlitt a éclaté et peu à peu, au fil de l'enquête, apparaît en creux l'image d'un homme typique de l'immense zone grise des années noires. Hildebrand Gurlitt (1895-1956), chez le fils duquel ont été saisis 1 280 dessins, gravures et tableaux susceptibles d'avoir appartenu à des familles spoliées pendant l'époque nazie, ressemble au Monsieur Klein du film de Joseph Losey. Alain Delon incarnait cet affairiste qui rachetait à vil prix des objets d'art à des Juifs en difficulté, avant d'être lui-même arrêté comme Juif.

Deux documents livrent des éléments. Le premier est le procès-verbal d'une audition effectuée par les Américains en juin 1945. Hildebrand Gurlitt se justifie et semble suffisamment sincère pour qu'on lui rende, cinq ans plus tard, la partie de son fonds saisie par les Alliés à Hambourg. Le second document date de 1955. Gurlitt résume en six pages l'histoire de sa collection pour la préface d'un catalogue d'exposition qui ne sera finalement pas imprimé. Ce texte a été retrouvé aux archives de Düsseldorf. Une page sur les années de guerre a mystérieusement disparu.

Des rapports ambigus avec le pouvoir

Né à Dresde, Hildebrand est petit-fils de peintre, fils d'historien de l'art, neveu d'archéologue, frère d'un musicologue et d'une artiste expressionniste. Bref, il baigne dans la culture savante. Ses contacts avec l'avant-garde sont précoces et nourris, même pendant la Première Guerre mondiale où, officier d'infanterie, il est blessé trois fois. Directeur du Musée du Roi Albert de Zwickau et de la Société artistique de Hambourg, il promeut l'expressionnisme et le Bauhaus, ce qui lui vaut, avec ses origines juives (une grand-mère née Lewald), d'être mis au ban du régime nazi au début des années 1930. On le laisse toutefois prospérer comme marchand d'art à Hambourg. «Un grand nombre d'œuvres d'art modernes sont passées entre mes mains, a-t-il reconnu en 1945. Elles sont venues de peintres, de clients et d'amis émigrés ayant préféré vendre à titre de précaution.»

Ces rapports ambigus avec le nouveau pouvoir étaient déjà ceux de son père: celui-ci «avait embrassé l'idéologie nazie à la montée de Hitler en 1933», signale la base de données DAH (Dictionary of Art Historians). Cependant, il avait été déclaré d'origine juive. Un recours après sa mort en 1938 avait finalement permis son inhumation au cimetière protestant de Dresde.

L'année suivante, Hildebrand est en Suisse puis il multiplie les allers et retours entre l'Allemagne et la France. «Je devais choisir entre la guerre ou travailler pour les musées. J'avais été appelé par le Dr Voss désigné à la direction du musée de Dresde et commissaire pour le musée du Führer à Linz», explique-t-il. Ainsi, début 1943, le voilà intermédiaire de Goebbels sur le marché de l'art.

Son action est européenne, et d'abord parisienne. «Mes achats y étaient parfaitement normaux, a-t-il plaidé. Je montrais des photos de peintures au Dr Voss qui achetait sur cette base sauf s'il pensait que le prix était trop cher. (…) Je n'ai jamais retenu un tableau qui n'ait pas été proposé de plein gré. Si les œuvres que je remarquais n'étaient pas à vendre, je ne demandais même pas le prix. Je n'en avais pas besoin car j'avais assez d'offres.» Il reconnaît dix séjours dans la capitale entre l'été 1941 et juin 1944. Très introduit, il achète par exemple directement un tableau à Picasso en 1942 pour 60 000 francs d'alors. «J'ai acquis environ deux cents peintures en France et je les ai données à des musées.» Son revenu? «Il a augmenté régulièrement, parce que j'étais très actif», reconnaît-il. Ses rapports avec l'occupant? Sa connaissance du butin entreposé au Jeu de paume? «J'ai toujours évité de rencontrer de hauts fonctionnaires nazis à Paris, soutient-il. Je me suis rendu une seule fois à une réception à l'ambassade. Une rumeur courait que la Gestapo achetait en intimidant les particuliers ou les galeristes mais je n'ai jamais pu le constater.» Par la suite, personne n'a pu prouver qu'il ait été encarté au parti nazi. Après guerre, il récupère un autre pan de «sa» collection dans la Saxe communiste et retrouve une cachette intacte en Franconie. Puis il reprend une certaine activité d'érudit, organisant avec son millier d'œuvres des expositions jusqu'en Amérique. «Je vois cette collection non comme ma propriété mais comme un patrimoine dont je serais l'intendant», a-t-il déclaré en 1945. «Vous pouvez à peine imaginer ce que cela a signifié d'être resté fidèle à l'art que j'aimais», écrivait-il, comme en conclusion, un an avant sa mort.

Biens familiaux?

Son goût est d'abord celui pour l'expressionnisme allemand. «J'ai pu sauver beaucoup de cette production de la destruction par les SS et la transmettre aux grands collectionneurs.» Son fonds recèle d'ailleurs encore 380 feuilles et quelques toiles de ce genre. Légalement car les nazis avaient promulgué une loi dès 1938 leur donnant le droit d'exclure du patrimoine d'État tout ce qu'ils considéraient comme de l'art dégénéré.

Hildebrand Gurlitt apprécie en second lieu le dessin français, aussi bien classique que moderne. «Cela doit venir de son père, un spécialiste du baroque allemand, avance Louis-Antoine Prat, autorité dans le domaine du dessin français. Celui-ci avait commenté et publié 55 dessins de Watteau en 1909.»

Dans quelle mesure ce corpus relève-t-il des biens familiaux légués à Cornelius Gurlitt junior, c'est ce que tentent de préciser les dix experts commis par le procureur d'Augsbourg. Leur tâche promet d'être longue. Or, il y a urgence. Plus d'une centaine de possibles ayants droit se sont manifestés. Ingeborg Berggreen-Merkel, chef du groupe de spécialistes, a appelé «à donner autant de preuves concrètes qui nous permettent de faciliter le travail».

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