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Rose Valland, un chef-d’œuvre de Résistance

1998
1970
1945
Paris Match 24 February 2014
Par Philippe Sprang

Elle dressait jour après jour la liste et la destination des tableaux volés aux Juifs. Aujourd’hui, Hollywood en fait une légende.

En 1934, Rose Valland (à droite) fait visiter l’exposition du sculpteur argentin José Fioravanti, au Jeu de Paume (photo colorisée). Pendant l’Occupation, le musée servira de lieu de transit pour les œuvres d’art destinées aux dignitaires du IIIe Reich.

Les drapeaux à croix gammée flottent sur les édifices publics, mais les uniformes vert-de-gris n’impressionnent pas Rose Valland. En cette fin d’été 1940, elle a 41 ans. Elle est dans « son » musée, le musée du Jeu de Paume. ­Attachée de conservation bénévole, elle fait office de conservatrice. Elle observe les premiers allers-retours de camions qui amènent des caisses : c’est la saisie des « grandes collections israélites », comme les désigne Hitler qui constitue son musée, à Linz. La « mise en sûreté » promise s’apparente à une razzia, avec la confiscation des collections Seligmann, ­Wildenstein, Alphonse Kann, Bernheim...

Hermann Göring, flibustier en chef et collectionneur, surveille le déballage du butin. Trois salles du Louvre sont ­dévolues pour accueillir les trésors dérobés aux Juifs, mais l’espace manque, le musée du Jeu de Paume est réquisitionné. « Je ne comprenais pas encore très nettement les raisons qui me poussaient à cette décision, ni de quelle manière je pourrais être utile et justifier ma présence. […] Seule était précise ma détermination de ne pas quitter la place. L’accord de mes chefs m’enleva les derniers doutes que j’aurais pu avoir sur ce que j’avais à faire », explique-t-elle dans « Le front de l’art », son recueil de souvenirs publié au début des années 1960. Rose devient le témoin privilégié. La scripte du pillage nazi, c’est elle. Elle inspirera le personnage interprété par Cate Blanchett dans « Monuments Men ».

Malgré le danger, elle décide de rester au Jeu de Paume. Elle a beaucoup ­travaillé, consenti à d’énormes sacrifices pour avoir cette situation. Elle n’est pas une fille de famille, contrairement aux femmes qui évoluent alors dans le monde des musées. Elle est native de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, dans la Bièvre, en Isère. Son père est maréchal-ferrant. Des gens de peu, mais une lignée de femmes solides, au caractère bien trempé.

A l’école, elle bûche. Sa mère se bat pour obtenir des bourses : Ecole normale d’institutrice, Ecole nationale des beaux-arts de Lyon… Bientôt, elle monte à Paris : Ecole du Louvre, histoire de l’art à la Sorbonne. Elle dessine et peint des portraits de femmes, des nus… « En dépit de son apparence de jeune fille sage, avec sa robe à fleurs, elle a du caractère. Quand elle arrive à Paris dans les années 1930, avec sa coupe garçonne, elle s’éclate. Homosexuelle, elle a des amoureuses. Bien que je ne me sois pas plus intéressée que cela au sujet, dans ses archives on trouve des cartes en anglais d’une femme », rappelle l’historienne Emmanuelle Polack.

Les Allemands ne voient en Rose Valland qu’une femme assez grande, sans coquetterie, sans grâce, voire même un peu hommasse, bouche pincée, cheveux retenus par un chignon. Un mélange d’austérité et de bonhomie se dégage d’elle. Pourtant, à ce stade de sa vie, Rose Valland est devenue une redoutable ­mécanique. Elle connaît la sténo, comprend l’allemand. C’est une professionnelle de l’art, vive d’esprit, ayant le sens de la diplomatie, de l’aplomb, une excellente mémoire, le goût du secret.

En 1945, en battle dress et béret, elle s’engage dans l’armée De Lattre pour récupérer ses trésors

Pendant l’Occupation, le Jeu de Paume devient vite un nid de serpents. Elle doit régulièrement renouveler son « ausweis » pour accéder au musée dont les fonctionnaires de l’ERR (unité d’intervention Rosenberg), secondés par la Gestapo, assurent le fonctionnement et la surveillance. Huit militaires en contrôlent l’accès. « Les pilleurs l’avaient cantonnée dans le petit bureau affecté au téléphone : excellente place où elle pouvait entendre, voir, copier ou prendre, quand elle le pouvait, les papiers qui traînaient, les carbones jetés à la poubelle, afin de noter les noms et adresses des collectionneurs volés, puis la direction que prenaient les objets d’art », précise Jean Cassou, ancien conservateur en chef du Musée national d’art moderne. « Quelquefois, elle dormait sur place, et, la nuit, faisait un double des listes tapées dans la journée », nous avait rapporté son ami et compagnon d’armes, le peintre et ancien officier de récupération Jean Rigaud. De 1941 à août 1944, elle en transmet 172. Le 1er août 1944, alors que les Alliés progressent en Normandie, les nazis ­procèdent aux derniers enlèvements d’œuvres d’art. Cent quarante-huit caisses quittent les Tuileries pour la gare d’Aubervilliers. A l’intérieur, 1 200 tableaux dont plusieurs Cézanne, Gauguin, Modigliani, Renoir. Avec l’aide de la Résistance, elle parvient à ralentir le convoi, les chefs-d’œuvre sont récupérés. Ce rocambolesque épisode sera porté à l’écran en 1964 par John Frankenheimer, dans « Le train ». Un demi-siècle avant Cate Blanchett, Suzanne Flon y tiendra un rôle inspiré par Rose Valland.

Rose Vallaon
DR © Cate Blanchett et Matt Damon dans « Monuments Men ».

A la Libération, Rose dispose de la liste exacte de la dizaine de dépôts de l’ERR à Paris, ainsi que de la liste des principaux dépôts allemands : Füssen, Nicolsbourg, Kogl, Buxheim, Neuschwanstein, Herrenchiemsee, Linz, Munich... Elle ne tient pas en place, veut se rendre en Allemagne pour retrouver les tableaux qu’elle a vus partir. En novembre 1944, à la manière des Américains, la France crée la CRA (Commission de récupération ­artistique). Les choses traînent, les Américains ont la main et notamment le premier lieutenant James Rorimer, un Monuments Man. Rose Valland, d’abord méfiante, lui communique ses informations et le presse : « Vous devez aller en Allemagne, James. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai, mais vous devez partir dès maintenant. » Une tirade de cinéma.

En avril 1945, le lieutenant Rorimer rejoint la 7e armée américaine. Rose s’impatiente. Les Américains, qui, de leur côté, ne perdent pas de temps, exploitent les informations qu’elle a fournies et multiplient les découvertes. Début mai, la 1re armée française sollicite l’aide d’« officiers Beaux-Arts ». Rose reçoit son ordre de mission pour rejoindre l’état-major du général de Lattre de Tassigny. Engagée volontaire, elle a rang de capitaine. Sa tâche : obtenir des informations concernant les collections françaises en Allemagne et faciliter leur sauvegarde. Cigarette au bec, elle construit sa légende à bord d’une Jeep, écumant l’Allemagne en ruine à la recherche des trésors volés. Elle a troqué ses longues robes noires pour un « un battle dress en grosse toile », précise Jean Rigaud, son ami et chauffeur. Le visage durci, elle porte son béret de travers, façon Faye Dunaway dans « Bonnie and Clyde ». Le Tyrol, la Bavière, ­déplacements permanents. Berchtesgaden, Neuschwanstein, passage à Augsbourg, retour à Lindau, en zone française, rendez-vous à Baden-Baden puis Wiesbaden, Alt Aussee, Munich… A Füssen, Rose et son équipier identifient 1 417 caisses qui proviennent du Jeu de Paume. Les œuvres reviennent en France à l’automne, par trois convois de plusieurs wagons, en évitant un fastidieux transit par le CCP (Central Collecting Point) de Munich.

A 54 ans, Nommée conservatrice, elle est cantonnée à des travaux d’intendance

Rose Valland pratique aussi l’espionnage pur et dur en zone soviétique. C’est une des découvertes que nous avons faites. Dans son dossier, au service des archives des musées nationaux, nous avons retrouvé la trace de rapports et de dessins explicites, datés de novembre et décem­bre 1948, alors qu’elle est en poste à Berlin. Des rapports sur des mouvements de troupes et l’armement des ­armées soviétiques. « Elle ne disait jamais vraiment ce qu’elle avait fait en Allemagne, c’étaient des sous-­entendus », explique aujourd’hui sa cousine, Camille Garapont. Dans son CV, elle garde secrètes ses missions, se contentant d’un « voici résumée pour l’essentiel mon activité », ou « on ne précisera pas ici l’ensemble de cette mission ». Elle dispose d’un bel appartement confortable à ­Berlin. Avec la fin du rationnement, elle a pris de l’embonpoint. Une jeune femme blonde apparaît près d’elle sur une photo : Joyce Helen Heer, une traductrice britannique qui a travaillé à l’ambassade des Etats-Unis. C’est son grand amour, auquel elle a même réservé une place à ses côtés dans le caveau familial.

En 1952, à 54 ans, elle est enfin nommée conservatrice des musées nationaux. « Pour elle, c’est une blessure. C’est super tardif pour faire une belle carrière. Un conservateur, on lui confie une collection, un musée, un département, des expositions prestigieuses », explique Emmanuelle Polack. On cantonne Rose Valland à des travaux d’intendance. En 1979, alors que « Le train » est ­rediffusé à la télévision, elle est interviewée chez elle, à Paris, par un reporter du « Dauphiné libéré ». Le journaliste évoque « un petit appartement encombré de souvenirs, de statues, de maquettes de bateaux, de tableaux, près des arènes de Lutèce, au cœur du Quartier latin ». Grande, coquettement maquillée, les yeux cachés par de fortes lunettes, elle paraît d’une étonnante jeunesse malgré ses 80 ans. Dès qu’elle parle de son musée, elle quitte sa réserve, s’enflamme. Elle décède l’année suivante, en septembre 1980. Elle est enterrée au côté de son amie, dans le cimetière de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Ce n’est que vingt-cinq ans plus tard qu’une plaque commémorative sera posée au musée du Jeu de Paume.

«  Le front de l’art », de Rose Valland,  éd. de la RMN. « Rose Valland : capitaine Beaux-Arts », bande dessinée  de Catel, Polack, Bouilhac, éd. Dupuis.

http://www.parismatch.com/Actu/International/Rose-Valland-un-chef-d-oeuvre-de-Resistance-550038
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