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N’oublions pas les livres spoliés!

1998
1970
1945
Le Monde 14 March 2014
Par Martine Poulain(Conservatrice des bibliothèques)

Dans un rayon de la bibliothèque publique d'information à Paris, en janvier 2010.

La remise à leurs ayants droit par la ministre de la culture de trois tableaux spoliés, la sortie en France du film de George Clooney, Monuments Men, remettent sur le devant de la scène un des aspects sous-évalué de la barbarie nazie : la spoliation, singulièrement en France, de milliers de tableaux, sauvagement arrachés par les services du Reich à leurs légitimes propriétaires, majoritairement juifs.

On estime que 61 233 œuvres d’art revinrent en France ; après de difficiles recherches des caches nazies, qui changèrent au cours de la guerre, grâce aussi à des Monuments Women, telle Rose Valland, attachée de conservation au Jeu de paume, 45 000 œuvres purent, entre fin 1944 et fin 1949, être rendues à leurs possesseurs, si du moins ceux-ci étaient encore en vie.

Très vite, en ce domaine comme dans d’autres (la collaboration, par exemple…), les ordres furent de tourner la page. Les commissions de restitution, dotées de moyens dérisoires, sont obligées d’interrompre leurs activités. Avec une rapidité coupable, plusieurs milliers d’œuvres restantes sont dispersées par l’administration des Domaines et 2 000 mises en dépôt, sous le sigle MNR (Musées nationaux récupération), dans les grands musées français. Puis, rien, ou presque…

OPINIÂTRETÉ DE CERTAINS HÉRITIERS

Réjouissons-nous alors que l’opiniâtreté de certains héritiers, l’engagement de chercheurs et de professionnels, la détermination de certains responsables politiques, dont Corinne Bouchoux, sénatrice (EELV) du Maine-et-Loire, qui appelle dans son rapport de janvier à redoubler d’efforts et à poursuivre les restitutions, aient contribué à lever le voile sur cette amnésie douteuse.

Signe de la hiérarchie symbolique des arts, on se préoccupe, presque toujours, des peintures (de maîtres). Mais si l’on ne veut pas, une nouvelle fois, reconstruire une mémoire partielle, il faut rappeler que le vol (ou la destruction, c’est selon) de tableaux ne fut pas le seul signe de la volonté de puissance des nazis sur les choses de l’âme et de l’esprit : sculptures, objets d’art, mobiliers, instruments de musique, archives, livres furent pourchassés avec autant de détermination et de violence que le furent ceux qui les possédaient.

Eliminer les êtres ne suffisait pas, il importait de détruire ce qui avait constitué leur vie, façonné leur existence, structuré leur histoire, instruit leur esprit. Selon une planification implacable et préparée dès le milieu des années 1930 par les idéologues nazis et leurs espions, au moins 5 et peut-être 10 millions de livres ont été saisis en France dans des centaines d’institutions et chez des milliers de familles, juives dans leur immense majorité, mais aussi franc-maçonnes, slaves, résistantes, protestantes parfois (l’histoire de l’émigration huguenote devenant elle aussi faire-valoir du Reich) ou simplement républicaines.

DES MOYENS DÉRISOIRES

Guère plus de 1 million de ces livres ont été retrouvés, en France ou en Allemagne, au prix d’efforts gigantesques, des milliers de caisses revenant par wagons entiers : ensembles parfois intacts, plus souvent dépareillés, morcelés, voire méconnaissables après les multiples tris que leur firent subir les occupants, en France ou en Allemagne. Des tris qui pour nombreux qu’ils furent ne doivent rien au hasard, aucun ouvrage du poète et écrivain allemand Heinrich Heine (1797-1856) n’étant par exemple revenu d’Allemagne : ils y ont tous été détruits.

« La perte de mes livres m’a enlevé le goût de vivre durant plusieurs semaines », témoigne la journaliste Louise Weiss ; « C’est un coup terrible, une amputation, à n’en plus se relever », déplore l’historien Boris Souvarine ; et le romancier André Maurois : « Dans mon bureau, les rayons que j’avais, en quarante années, remplis de livres choisis avec amour, sont maintenant vides. Ne trouvant pas l’homme, la Gestapo a pris la bibliothèque. »

Une femme, la bibliothécaire Jenny Delsaux, dotée de moyens dérisoires, consacra cinq ans de sa vie, au sein de la sous-commission des livres à la récupération artistique, à tenter de restituer leurs livres aux spoliés. Mais là encore, et pour des raisons politiques, le travail fut interrompu trop vite : 300 000 livres parmi les retrouvés furent vendus au poids et 15 000, dont quelques centaines de documents précieux ou rares (manuscrits, estampes, livres anciens), déposés dans des bibliothèques patrimoniales ou ayant souffert de la guerre.

Ils y sont toujours et nul ne connaît plus leur histoire ni des mains de qui ils furent arrachés… Il est encore temps de nourrir cette mémoire et de retrouver une partie de ces bibliothèques. L’effort à fournir n’est pas surhumain. Il demande une volonté de savoir et de faire savoir, un travail d’analyse et de recherche de provenance tout à fait classique, une coopération européenne apte à restituer l’immense cartographie de ces errances forcées.

 

http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/14/n-oublions-pas-les-livres-spolies_4383222_3232.html
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