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Spoliations: attention au sacré

1998
1970
1945
Le Huffington Post 14 April 2014
Par Jean-Jacques Neuer

"M. Gurlitt donne son accord à la poursuite du travail de recherche mené par la "taskforce" sur la provenance des œuvres retrouvées chez lui dont il ne peut être exclu qu'il s'agisse d'œuvres issues de spoliations survenues sous le régime national-socialiste ou d'œuvres d'art (à l'époque) qualifiées de dégénérées". Il s'agit du communiqué commun des représentants de M. Gurlitt, de l'Etat fédéral et du Land de Bavière (cf. article de Philippe Dagen dans Le Monde paru le 9 avril 2014).

C'est par l'emploi d'éléments de langage quasi diplomatiques que ce communiqué met un terme (provisoire) à l'un des épisodes les plus marquants des spoliations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La raison invoquée à cette abondance de précautions et au ménagement de la personne et du "patrimoine" de Monsieur Gurlitt serait le fait que celui-ci pourrait se prévaloir de la prescription trentenaire prévue par la loi allemande, ce qui ferait pratiquement relever cet accord d'un geste de bonne volonté de sa part.

Du point de vue du droit international, la situation est plus complexe. Ainsi une victime française de spoliation pourrait à notre avis demander à un juge français la restitution de ses œuvres spoliées sur la base de l'infraction de recel, voire de celle de blanchiment et ce nonobstant l'accord de M. Gurlitt avec les autorités allemandes.

Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, plaques tournantes du marché de l'art, le principe est que le titre de propriété ne peut se transmettre que pour autant que la propriété a été acquise valablement dès l'origine et ce sans considération du temps écoulé. Cela laisse place à des procès en revendication et, en tout cas, à un blocage de toute transaction sur des œuvres arguées de spoliation. Dr. Constance Lowenthal faisait déjà état en 1998, alors qu'elle dirigeait la Commission des restitutions au Congrès Juif mondial, "des différences entre la loi Européenne et celle des Etats-Unis, du Canada et du Royaume-Uni." Elle soulignait qu'aux Etats-Unis "un voleur ne peut pas transmettre un droit de propriété, bien que le droit des victimes puissent être enfermé dans des limites de temps."

Quel marchand, quel collectionneur accepterait d'acheter des œuvres sur lesquelles pèse une telle suspicion de spoliation alors que leur revente serait impossible à New York ou à Londres?

Mais laissons-là le débat technique, ce n'est pas l'essentiel, et revenons à ce qui est choquant dans cette affaire: un des pays les plus puissants et développés du monde se doit d'employer des circonvolutions verbales pour récupérer des œuvres sur lesquelles pèse, c'est le moins que l'on puisse dire, une suspicion de spoliation. Soulignons, au passage, que ce n'est pas n'importe quel pays mais l'Allemagne qui se trouve historiquement à l'origine du génocide, même si, bien sûr, l'Allemagne d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celle d'hier.

Tout tient donc au caractère imprescriptible ou non de la spoliation des biens juifs par le régime nazi. Pourquoi doit-on rendre ce crime imprescriptible en dépit du fait que la brique essentielle dont l'homme est fait est précisément le temps? Et pourquoi ces œuvres d'art?

La spoliation des biens juifs se rattache par capillarité au génocide c'est-à-dire à un crime philosophiquement différent des autres. Il s'agissait alors de nier à une partie de l'humanité le droit d'en faire partie. De le nier aux Juifs qui en tant que figure de "l'autre" occupent une place ontologiquement singulière. En quelque sorte, les nazis ont voulu supprimer "l'autre" que chacun porte en soi. Ce crime dépasse la condition des Juifs et s'adresse à celle de l'humanité tout entière. L'atteinte à l'art renforce encore celle faite au sacré. L'œuvre d'art est par essence objet sacré, censé dépasser la mort en figeant dans l'éternité ce que la vie a de plus essentiel et de plus précaire, l'émotion.

Les œuvres d'art jouent ainsi une fonction iconique, ce sont des signes qui permettent à une société de savoir d'où elle vient et où elle va.

Les objets d'art sont d'une autre nature, ce que le droit français a compris très tôt en énonçant les principes d'imprescriptibilité et d'inaliénabilité des collections des musées de France, règles qui se déduisaient de celles relatives à la domanialité publique issues de l'Edit de Moulins de 1566.
Or, précisément l'idée d'imprescriptibilité renvoie à celle d'infini, à Dieu et sublime la condition humaine.

On touche là à une dimension métaphysique et universelle, celle où le grand peuple allemand, celui des philosophes et des métaphysiciens, a pourtant toujours excellé.

Jean-Jacques Neuer est avocat d'affaires international membre du barreau de Paris et de la LawSociety de Londres.


http://www.huffingtonpost.fr/jeanjacques-neuer/spoliation-oeuvres-juives_b_5145345.html
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