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L’incroyable histoire du tableau de Sisley spolié par les nazis à la famille Lindon

1998
1970
1945
JForum 27 February 2024
Par Claire Bommelaer


Justin Lindon s’est donné pour but de remettre la main sur un tableau de Sisley, « Premier Jour de printemps à Moret », spolié à son arrière-arrière-grand-père. Galerie Alain Dreyfus

RÉCIT – Premier Jour de printemps à Moret , œuvre impressionniste, avait beau être sur la liste des biens spoliés, elle a été acquise en 2008 par un galeriste suisse chez Christie’s. Aujourd’hui, l’arrière-arrière-petit-fils de l’acquéreur, Alfred, cherche à la récupérer. Mais les négociations patinent.

Parmi les descendants d’Alfred Lindon (1867-1948), on trouve l’acteur Vincent, l’écrivain Mathieu, l’éditeur, Jérôme (aujourd’hui décédé), une branche française, une branche dite américaine, quelques anciens et une kyrielle de jeunes. C’est au sein de cette dernière génération que se tient Justin, la trentaine décontractée. Au nom de tous les autres, presque habité par une mission, il s’est donné pour but de remettre la main sur un tableau de Sisley spolié à son arrière-arrière-grand-père. « Il s’est saisi avec passion de cette histoire car il avait une sensibilité aux beaux-arts, mais surtout car il estimait que c’était la bonne chose à faire », témoigne, avec une pointe d’admiration, sa grand-mère Hélène, 87 ans.

Monteur de films dans la vraie vie, métier fait de coups de bourre mais aussi de jours creux, Justin MacKenzie Peers s’est jeté à corps perdu dans les papiers familiaux, transmis de génération en génération, et dans les salles d’archives. En ce mois de février 2024, il se montre incollable sur les détails de cette sombre affaire, qui met en scène sa famille, la maison de vente Christie’s, un galeriste suisse et un rang nourri d’avocats.

Sur l’ordinateur portable de Justin figure une photo d’Alfred Lindon, datant des années 1930. Cigarette à la bouche, ce dernier pose dans son salon parisien de l’avenue Foch avec, au-dessus de sa tête, trois tableaux. « Vous voyez le plus grand  ? C’est Premier Jour de printemps à Moret, une œuvre de Sisley qu’il avait achetée avant-guerre », montre le jeune homme. La quiétude dégagée par ce cliché noir et blanc n’est qu’un lointain souvenir. Pillé par les Allemands en 1940, le Sisley de l’avenue Foch est, quatre-vingt-quatre ans plus tard, sous séquestre à Bâle. L’affaire fait l’objet de plaintes, en France et en Suisse. Elle met la maison de vente aux enchères face à un soupçon de manque de professionnalisme. Et face à ce que l’avocat des Lindon, Antoine Comte, qualifie d’« une énorme erreur » de sa part.

Dans les mains d’Hermann Göring

Alfred Lindon naît en Pologne. Il débarque enfant sans le sou à Londres, s’initie au métier de diamantaire auprès d’un professionnel aguerri, et devient, à force de travail, expert en pierres précieuses. Après son mariage avec Fernande Citroën, sœur d’André, il s’installe à Paris, et se met à collectionner tableaux et gravures. L’appartement du XVIe arrondissement de Paris se pare de Renoir, Degas, Manet, Vuillard, et du fameux Sisley. À la débâcle, les Lindon, qui sont juifs, fuient Paris et gagnent les États-Unis. Ils pensent mettre en sécurité 64 de leurs plus importants tableaux dans un coffre de la Chase Bank, rue Cambon à Paris. Peine perdue : en novembre 1940, les Allemands font main basse sur le contenu du coffre, puis acheminent les tableaux vers le musée du Jeu de Paume, où sont stockées toutes les œuvres d’art spoliées aux Juifs. D’échange en échange, on sait désormais qu’une partie de la collection d’Alfred Lindon est arrivée entre les mains d’Hermann Göring, et qu’elle a été expédiée en Allemagne.

Ignorant alors l’ampleur du grand scandale du recel des spoliations, Alfred Lindon s’inquiète du sort de sa collection depuis New York. « J’ai dans un carton une correspondance volumineuse à ce sujet », témoigne Hélène Mackenzie Peers. À leur retour en France, après la Libération, Les Lindon se précipitent pour fournir un inventaire précis des vols à la Commission de récupération artistique (CRA), ce qui leur permettra de retrouver le gros de leurs tableaux, mais pas le Sisley. Puis Alfred décède, en 1948. « Ses fils vont poursuivre les recherches, et déposeront, dans les années 1960, un dossier d’indemnisation auprès de l’Allemagne », raconte encore Justin MacKenzie Peers. La poussière retombe ensuite, chacun pensant avoir fait le maximum pour réparer ce qui pouvait l’être.

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Comme c’est souvent le cas dans ces histoires de spoliations nazies, le passé va tout de même resurgir. En 2016, Denis Lindon, petit-fils d’Alfred, reçoit un coup de fil de ses cousines, habitant aux États-Unis. Grâce à une entreprise canadienne de recherches de tableaux, Mondex, cette dernière vient d’apprendre que le Sisley a été localisé chez un galeriste Suisse. Dans la foulée, une plainte contre X pour « vol et recel de vol » est déposée. Et la famille, des décennies après, recolle partiellement les morceaux. Une fois volé par les Allemands, le tableau disparaît. Il refait surface en 1972, vendu par la galerie Wildenstein à un collectionneur privé. Ce dernier le propose à la prestigieuse maison de vente Christie’s, qui organise une vente consacrée aux impressionnistes, à New York, en 2008. C’est là qu’Alain Dreyfus, galeriste à Bâle au départ spécialisé dans les timbres anciens, repart avec le Sisley sous le bras. Le flou dans la trajectoire du tableau, notamment autour d’une période où le marché de l’art rimait avec pillage et exactions, n’a, à l’époque, alerté personne. À moins que personne n’ait voulu voir ?

« Premier Jour de printemps à Moret est pourtant listé dans le répertoire des biens spoliés, accessible à tous depuis 1992. Il est aussi listé dans les archives fédérales allemandes, à Coblence, ou aux archives (NARA) américaines, avec description et photo , remarque Justin Mackenzie Peers. Il y a eu, en 2008, un manque de responsabilité éthique et professionnelle. »

Aujourd’hui, Alain Dreyfus – qui précise ne « pas être juif mais fils de résistant » – balaie ces accusations du revers de la main. Si manque il y a eu, ce n’est pas de sa part. « Les grandes maisons de vente ont un service spécialisé en recherches en provenance, et sont tenues de mettre sur le marché des biens au-dessus de tout soupçon. Comment pouvais-je me douter que j’achetais un bien spolié ? »,argumente-t-il, oubliant au passage qu’un galeriste se doit, lui aussi, d’avoir les bons réflexes. Après avoir engagé une procédure auprès du Tribunal civil de Bâle – dont la décision est attendue mi-mars -, il se dit désormais prêt à rendre le tableau aux Lindon. Si tant est, précise-t-il, qu’on lui rembourse les 350.000 dollars déboursés en 2008, et que la maison de vente lui verse de solides intérêts. « Sinon, je garde et on n’en entend plus parler », avance-t-il. Sans qu’il l’admette publiquement, le galeriste sait bien que le tableau est, d’une manière ou d’une autre, entaché par toute cette histoire. Et qu’il lui sera difficile, si ce n’est impossible, de le revendre s’il parvient à remettre la main dessus.

Après des années de silence, et de manœuvres dilatoires, Christie’s vient de faire un pas, et a organisé une vidéoconférence avec la famille, le 2 février 2024. Impossible de connaître les termes de la proposition qui a été faite aux Lindon. Tout juste comprend-on qu’elle ne la juge pas « digne de ce nom ».

Christie’s n’accepte toujours pas de reconnaître entièrement sa faute, et s’entête à dire qu’ils ont fait toutes les recherches possibles à l’époque de la vente, malgré l’évidence flagrante du contraire (…). On ne va tout de même pas racheter notre tableau ! Justin Mackenzie Peers

« La provenance publiée dans le catalogue de la vente il y a quinze ans était celle dont les données étaient connues à l’époque. Ce n’est qu’après la vente que de nouvelles informations sur la provenance sont apparues. Nous reconnaissons que la situation est complexe et, bien que Christie’s ne soit pas impliquée dans la procédure judiciaire actuelle, nous disposons d’une expérience et de collaborateurs spécialisés en matière de restitutions. Nous sommes désireux de faciliter la recherche d’une solution de médiation entre les parties. Nous sommes en contact avec elles et leur avons indiqué notre disponibilité pour les aider si elles le désirent. Nous nous abstiendrons de tout autre commentaire compte tenu des procédures en cours », nous indique un porte-parole, dans un mail où chaque mot a visiblement été pesé au trébuchet.

Commentaire de Justin Mackenzie Peers dans un mail écrit avec un ton de la même eau : « Christie’s n’accepte toujours pas de reconnaître entièrement sa faute, et s’entête à dire qu’ils ont fait toutes les recherches possibles à l’époque de la vente, malgré l’évidence flagrante du contraire. Ses propositions sont inacceptables pour nous. Christie’s doit reconnaître ses erreurs et prendre ses responsabilités. Nous ne souhaitons qu’une chose, aboutir à une restitution pure et simple. » La famille Lindon se défend d’en faire une question d’argent d’autant que, selon ses estimations, Premier Jour de printemps à Moret ne vaut pas plus que quelques centaines de milliers d’euros.

Une semaine plus tôt, depuis son appartement bruxellois, Justin pestait : «On ne va tout de même pas racheter notre tableau ! ». Par le passé, des « arrangements » pour des affaires similaires (un tableau spolié et réclamé se trouvant entre les mains d’un privé) ont parfois conduit des descendants de propriétaires juifs spoliés à racheter, pour tout ou partie, leur propre bien.

Les Lindon espèrent cependant que Christie’s, qui affirme régulièrement dans des colloques vouloir se montrer irréprochable sur les provenances, fera coller ses paroles aux actes. Dans son ordinateur portable, décidément plein de ressources, Justin a d’ailleurs conservé un extrait d’une conférence donnée au Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme, en septembre 2008. On y entend Monica Dugot, ancienne directrice internationale des restitutions chez Christie’s, expliquer que les recherches de provenance font « partie intégrante du quotidien » de ses équipes. Sur les restitutions, « nous sommes sur la ligne de front », affirmait la responsable, qui ne fait plus partie de la maison d’enchères depuis 2020.

Il faudra bien qu’une issue soit trouvée. « C’est une question de morale, juge pour sa part l’avocat Antoine Comte. La réparation des spoliations est la suite du combat contre le nazisme, qui n’a jamais cessé. »


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